Océane

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CW : description du point de vue d'un·e prédataire domestique, politique.

Lorsque j'ai dit à un camarade de promo vouloir prouver la maltraitance numérique, il m'a répondu que Twitter était sans doute le réseau social le plus adéquat pour le faire. Pourquoi ? Simplement car l'optimisation pour l'engagement n'est qu'une arnaque, et que la maltraitance n'est qu'une arnaque impliquant une relation prolongée entre læ maltraitant·e et sa victime. Qu'il s'agisse d'argent, de travail domestique, de sexe, ou/et de traiter un mélange de haine et de désespoir en amenant autrui à s'autodétruire, il y a toujours une question économique derrière ça, de rapports sociaux, de structures sociales, et souvent de travail non-rémunéré. Par exemple, dans le cas d'un·e prédataire cherchant notamment à détruire sa victime, on peut se poser des questions quant à sa prise en charge alors qu'iel était encore mineur·e, et donc quant au financement de l'Éducation nationale, de la santé, de la protection sociale de l'enfance, etc. Réduire le budget de la protection sociale de l'enfance, comme M. Macron l'a fait, revient mécaniquement à détruire des vies et à laisser des représentant·es d'institutions indignes (famille, école…) transformer des enfants qui méritent mieux en prédataires, en monstres. (Il faudrait encore étudier l'impact du définancement d'autres institutions, comme les caisses d'allocations familiales, de la culture, etc. sur ces institutions, de même qu'il faudrait analyser l'impact des programmes scolaires, je pense à l'enseignement de la sociologie, sur le racisme, le mépris de classe et la hiérarchisation de la culture, que l'on trouve dans l'enseignement secondaire.) Bref, monnaie et maltraitance sont étroitement liées et c'est sans doute parce que le capitalisme est une gigantesque et monstrueuse arnaque qu'il est responsable de la plupart des situations de maltraitance vécues par les personnes mineures, raison pour laquelle iels sont effacé·es du débat public, notamment en tant que consommataires de médias bourgeois et donc que téléspectataires. De même, c'est parce que l'optimisation pour l'engagement amène des utilisataires à produire et consommer des assets, et donc des publicités, en utilisant des produits qui ne sont pas faits pour elleux, et donc que c'est une arnaque, que l'on ne peut pas sérieusement exclure la maltraitance de son analyse.

En d'autres termes, Twitter est un excellent terrain pour étudier la maltraitance numérique car ce « réseau social » ne correspond qu'à des usages typiques de cadres, qui seront amené·es à étudier ce sur quoi iels travaillent (plutôt que de simplement accumuler de l'expérience au sens d'un·e ouvrièr·e non-qualifié·e) pour progresser dans leurs carrières, qui sont encore une fois une notion très différente selon que l'on soit ingénieur·e en développement informatique ou manutentionnaire dans un supermarché (les lettres de motivation pour ces deux types de postes serviront donc des objectifs très différents) : un·e bon·ne cadre a, en principe, un projet ou un domaine de prédilection, laissé à sa discrétion, sur le long terme (un·e développeur·euse pourra ainsi s'intéresser à la performance sur des systèmes embarqués, à la sécurité des programmes, etc.). En bref, Twitter est utile à des personnes disposant déjà d'un capital culturel important car elles peuvent y parler de leurs projets, auprès de leurs pairs, et donc, à travers les mêmes notifications et les mêmes métadonnées, y jauger l'intérêt général et en même temps garder une certaine motivation grâce au même circuit de stimulation-récompense qui nourrit, chez les pauvres, des addictions et donc la tombée, facilitée par un certain nombre de dispositifs, dans des institutions totales (c'est-à-dire dans un grand isolement normatif et culturel, l'institution déterminant les normes et les consommations culturelles prescrites et jugées acceptables), dont le caractère addictif et l'ubiquité en généralisent les prescriptions dans ce qui devrait tenir lieu de vie quotidienne (cf. Berger et Luckmann, 1966).

Twitter maltraite donc ses utilisataires car, comme Mastodon aujourd'hui, c'était initialement un bon réseau social pour les cadres, son usage consensuel étant donc restreint à un petit nombre de personnes, l'optimisation pour l'engagement permettant de faire maintenir une présence active à toutes les personnes qui, autrement, n'y verraient aucun intérêt. À l'inverse, Facebook est un réseau social plutôt utile pour un plus grand nombre de personnes : pas pour les introverti·es, pas pour un certain nombre de personnes autistes, surtout lorsqu'elles sont jeunes, mais ses groupes, ses événements, ses affordances pour indiquer son anniversaire, son statut marital, etc. sont réellement utiles et notamment aux personnes les plus « sociales », les plus « extraverties ».

Références

Berger P.L., Luckmann T., 1966, The social construction of reality: a treatise in the sociology of knowledge, Garden City, New York, Doubleday, 203 p.

12/100 #100DaysToOffload 100DaysToOffload.com

Il y a quelques années, Mastodon a collaboré avec le projet Eunomia, financé par l'Union européenne à hauteur de 2 455 000€. Le compte Mastodon (vérifié par ce billet du projet Mastodon) renvoie vers un lien vérifié, abandonné, et désormais loué par un site de paris en ligne, profitant de la notoriété, du recensement, et des liens pré-existants dont bénéficie le nom de domaine. L'Union européenne a donc gaspillé 2 455 000€ pour faire construire une solution technologique à la désinformation qui n'a pas, et ne pouvait pas marcher : les tests préliminaires demandaient à des utilisataires de déterminer si un article était fiable ou non, ce qui montre bien que cette technologie a pris le problème à l'envers, et je pense qu'en réalité les affordances de partage, aussi critiquables soient-elles, sont des outils de partage d'informations tout à fait corrects lorsque l'on prend quelques précautions !

Le premier problème est celui d'une confusion entre « réseau social » et « réseau d'intérêt ». Le microblog est un format conçu par des cadres, pour des cadres ; il leur fournit une expérience de gamification efficace, les métadonnées leur permettant de rester motivé·es, sous forme de dopamine, tout en leur permettant de sonder l'intérêt que certains sujets pourront avoir pour leurs audiences. C'est justement parce que le microblog est conçu pour les cadres qu'il n'a pour elleux aucun mystère, et qu'iels ont tout le recul nécessaire pour différencier leurs graphs sociaux – les personnes s'intéressant à leurs travaux – de leurs réseaux sociaux – des collaborataires potentiel·les, c'est-à-dire, avant tout, des membres de leurs champs. Iels savent que leurs mutuals ne sont pas des relations et qu'iels n'en perdront donc pas en supprimant leurs comptes. Notons par ailleurs que certains médias ont fait confiance à Facebook et ont mis la clé sous la porte, ceux ayant survécu ont donc appris à se servir des Réseaux Sociaux Numériques (RSN) pour se construire une audience, sans en dépendre économiquement.

Les cadres savent donc que les relations d'abonnement représentent une forme très faible de solidarité, et ne voient donc aucun problème à se désabonner de certains comptes ; inversement, le microblog optimise pour l'engagement auprès des pauvres en leur faisant projeter, autant que possible, leurs faces (au sens goffmannien) sur leurs profils, les métadonnées publiquement exposées, leurs biographies, leurs avatars, et l'accumulation de leurs messages publiquement listés, étant alors transparents quant à leur intégration sociale et donc aux degrés de solidarité auxquels iels ont droit, à leurs PCS et à leurs places dans divers réseaux d'interdépendance ; plus cette dimension sociale est vulnérable, plus iels seront amené·es à percevoir des désabonnements d'ex-mutuals comme des souillures, et donc, par solidarité/réciprocité, à continuer à suivre des mutuals ayant complètement dérivé dans l'espoir de pouvoir les soutenir.

Se désabonner des comptes partageant de la désinformation me semble nécessaire pour pouvoir utiliser un modèle de confiance : je partage les sujets sur lesquels j'ai un semblant de compétence ou alors en lesquels la personne qui s'exprime a une expertise à laquelle je fais confiance.

Lorsque je veux partager une publication traitant d'un sujet me paraissant important, ou/et d'actualité, je me demande si elle correspond à mon modèle de confiance. Ça désamorce complètement le risque de partager des publications ne faisant que conforter mes croyances. Par exemple, NitroKey a publié un billet de blog critiquant le manque de sécurité de /​e​/. Je l'ai partagé à mes abonné·es pendant quelques secondes, avant d'annuler le partage, en me disant que je ne connaissais rien à ce sujet, et bien m'en a pris, puisqu'il a été démonté le lendemain par Martijn Braam. Ça m'a évité de partager de la mésinformation, sur un sujet et au sein d'une communauté qui me tiennent à cœur.

Dans le second cas, lorsque je vois passer un entretien accordé par Descola, qui est un monstre sacré de l'anthropologie, je peux le partager sans même le lire, ce qui équivaut à dire à mes abonné·es qu'iels peuvent lui faire confiance les yeux fermés.

Et il n'y a rien de plus facile ! Admettons que j'utilise encore Facebook, et que les gens débattent de l'efficacité des vaccins. Ces personnes peuvent émettre des allégations lourdes de conséquences, comme par exemple le fait que le passe sanitaire représenterait une forme d'expérimentation sur des sujets non-consentants. N'ayant aucune compétence sur le sujet, je peux partager ces allégations en espérant que des personnes mieux qualifiées que moi puissent les lire et se faire un avis, ou alors quitter les communautés mal modérées ou non-modérées dans lesquelles ces publications sont partagées. Il va sans dire que faire ce tri est une condition sine qua non pour gérer un compte influent et donc que ceux qui me suivent pourront s'abonner à d'autres comptes, compétents là où je ne le suis pas. C'est bien sûr à rebours de la méfiance à laquelle nous incite la maltraitance numérique, c'est-à-dire toutes ces formes d'« optimisation pour l'engagement » qui ne sont en fait que des arnaques, à travers des institutions, sur le temps long.

11/100 #100DaysToOffload 100DaysToOffload.com

#Désinformation #Eunomia

Co-construction ?

Le progrès est un processus lent, obtenu avec des moyens relativement pauvres, pour lesquels il faut lutter. Le manque de moyens fait que contrairement à la recherche réalisée par Facebook par exemple, bénéficiant de milliards d'euros de budget, faisant l'économie du consentement des sujets, et avant tout à des fins économiques, on construit des « blocs » qui s'en appuient sur d'autres, et qui serviront de base à de futurs développements. Par exemple, c'est sur la base de luttes sociales (pour vivre et nous organiser librement, sans tutelle) comme la création des syndicats, organes incontournables d'une démocratie en bonne santé, que l'on lutte pour garder un autre acquis incontournable, la sécurité sociale, fruit de près d'un siècle de travail syndical et parlementaire. Un enjeu parmi d'autres a été de savoir si la sécurité sociale devait être payée par les impôts ou si elle devait faire l'objet d'une souscription obligatoire : c'est le salaire secondaire, le salaire « brut », par lequel les travailleur·euses paient pour leurs soins médicaux, leurs retraites, et leur chômage. Cet argent n'est pas « reversé » par le patron mais pris sur le salaire de læ salarié·e, afin que l'accès aux soins ne soit pas une aumône mais un droit, pour lequel les salarié·es paient ; en d'autres termes, la sécurité sociale est directement financée par le salaire secondaire (Castel, 1995). Pour rester dans le champ des luttes syndicales, c'est sur la base d'une réduction du temps de travail que les travailleur·euses peuvent prendre quelques heures par semaine pour défendre leurs droits, faire des campagnes de communication, défendre des salarié·es contre du harcèlement sexuel, etc.

Pluraliste ?

Mais ces « blocs » ne sont en réalité pas confinés à un champ, notamment car il y a exactement une communauté s'opposant au progrès, dont les intérêts économiques s'opposent à la fois au féminisme, à l'antiracisme, au droit du travail, aux droits des personnes handicapées, LGBTQIA+, etc. Une victoire, par exemple, pour les droits des mineurs isolés à Lyon fait partie de ce processus où se mêlent progrès économique, écologie, logiciels libres, etc. Par exemple, la FSF est nulle en communication, et c'est dramatique, parce que les logiciels libres sont capitaux pour un droit aussi élémentaire et fondamental que celui aux correspondances privées ; seul un logiciel libre peut garantir que l'organisation qui développe mon système d'exploitation ne pourra pas mettre en place de porte dérobée pour écouter mes communications. Il est bien sûr possible de pirater un système d'exploitation libre, mais s'agissant de Linux on parle de failles de sécurité à plusieurs millions d'euros, que l'on peut comparer à une simple requête auprès de la cour FOSTA pour que Microsoft me mette sur écoute (de mémoire, de l'ordre de 5000-7000 par an pour la France). Les logiciels libres sont donc aussi primordiaux pour les droits syndicaux que pour le droit à l'avortement, ou même le droit à l'information (et donc la liberté de se renseigner sans être surveillé·e, via le navigateur Tor. Mais si les libertés syndicales dépendent notamment des logiciels libres, ceux-ci sont eux-mêmes un processus de co-construction où se mêlent bibliothèques graphiques et de chiffrement, cyphers, publications scientifiques, logiciels grand public, etc.

De même, c'est évidemment grâce aux victoires syndicales et parlementaires, notamment des socialistes comme Jean Jaurès, pour la sécurité sociale que l'avortement est remboursé ; en d'autres termes, les menaces actuelles sur la sécurité sociale sont aussi une menace sur le droit à l'avortement. Défendre la sécurité sociale est autant un enjeu féministe qu'antiraciste et populaire, puisque les professions les moins qualifiées sont aussi les plus pénibles (cf. par exemple « Des corps en apprentissage. Effets de classe et de genre dans les métiers de l’automobile et de la coiffure » (Denave et Renard, 2019)).

Ce pluralisme signifie notamment que voter est une action politique importante, par exemple l'opposition à ACTA a réussi car des acteurs divers, artistes, parlementaires, activistes, ont associé leurs efforts. Le crétinisme parlementaire dont parlait Marx (Marx, 1852) renvoyait à la croyance, chez les parlementaires, que la politique se réduisait à leur travail, pas à son inutilité. Des électaires citoyennistes peuvent être un peu ridicules et insupportables, surtout sur les RSC (où tout monte en épingle très vite, d'autant plus dans un contexte d'élections à un tour, ou dans un régime présidentiel), ce qui n'est pas une raison pour dénigrer le travail de militant·es encarté·es dans des partis politiques. Ce travail est important, mais la Constitution française est conçue pour en réduire les effets, et il faut donc au contraire diversifier la pluralité des actaires politiques, favoriser la communication entre organisations, etc. Cela veut aussi dire que l'on devra collaborer avec des groupes avec lesquels on ne sera pas forcément toujours d'accord, c'est même l'objet de ce blog – politiser le numérique dans deux milieux relativement séparés, à cause de la FSF –, par exemple avec des gilets jaunes dont certain·es membres ne seront pas déconstruit·es, mais seront quand même matraité·es par le gouvernement et auront des intérêts de classe convergents avec les nôtres. Il faut donc se débarrasser d'une sorte de recherche élitiste de la pureté politique, de camarades « totalement safe » sur la question du moment, recherche qui rend par ailleurs compte d'une très problématique hiérarchisation des luttes1. Cela veut enfin dire qu'il est facile de courageusement critiquer, depuis son canapé, des mouvements certes imparfaits mais ayant le mérite d'exister pour sauver notre espèce d'un génocide climatique.

Une note sur la Constitution française

La Constitution française semble construite contre la gauche, et donc favoriser l'émergence d'individus autoritaires, mais aussi incontrôlables, non-fiables, ce qui fait qu'elle n'atteint pas ses objectifs de stabilité politique. Un exemple simple peut être le mode de scrutin des élections législatives, par département, accordant une part disproportionnée à la campagne (par rapport à la population globale) et donc à un électorat majoritairement à droite. Un autre est la multiplication des scrutins pour arriver à la présidence de la République : d'abord au sein du parti, lors des primaires ; puis au premier et au second tour. Les élections au sein des partis encouragent à faire campagne contre ses camarades, et favorisent donc un profil individualiste et autoritaire. De même, le principal parti à gauche, La France Insoumise (LFI), est piloté par un homme politique autoritaire, critiqué pour ses propos sur les réfugié·es… et a notamment fait défaut au partage des circonscriptions entre les principaux partis de gauche : alors qu'ils se sont tous retenus de présenter des listes dans les circonscriptions de leurs allié·es, LFI en a posé partout et a donc obtenu plus de sièges. La Constitution française encourage la trahison, et c'est en trahissant que LFI a pu devenir une force contre Les Républicains (LR), La République En Marche (LREM), et le principal parti fasciste français, le Front National.

Il ne s'agit pas à travers cet exemple d'étudier la situation de la gauche parlementaire mais la situation de la représentation politique globale (populaire comme bourgeoise) en France. En encourageant à la défection, en dégradant la collaboration entre les politicien·nes, la Constitution de la Cinquième République renforce un effet de déformation par le capital économique, que l'on a pu constater avec l'élection d'Emmanuel Macron, soutenu par des milliardaires, notamment à travers leurs médias (L'Express, TF1, BFMTV, etc.), et par des financements opaques, venant notamment de la City de Londres. De tel·les politicien·nes, en retour, baissent les financements de la recherche, de l'éducation, etc.

Références

Castel R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale: une chronique du salariat, Paris, Fayard (L’espace du politique), 490 p. Denave S., Renard F., 2019, « Des corps en apprentissage. effets de classe et de genre dans les métiers de l’automobile et de la coiffure », Nouvelles questions féministes, Vol. 38, 2, p. 68‑84. Marx K., 1852, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

1 Par exemple, je suis handicapée et trans, et je me sens bien plus acceptée dans le milieu militant depuis que j'ai fait mon coming out en tant que femme trans. De même, je ne serai jamais totalement d'accord avec un milieu militant quasiment absent lorsque des mineur·es isolé·es crient au mégaphone, à la Métropole de Lyon, « je dors dans la rue », « je veux aller à l'école », etc.

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CW : mention de viol

Je suis en train de lire « Pour la sociologie » (Lahire, 2016), c'est un livre plutôt court, qui se lit très facilement, et destiné à un public non-universitaire. Il y explique que la sociologie est accusée de fournir une caution morale à des terroristes, des délinquant·es, etc., et donc de fragiliser le rôle de la justice, tout en « accusant » l'État d'être raciste et donc de favoriser ces actes de terrorisme et de délinquance. Or, selon l'auteur, le rôle de la sociologie est de rendre compte de la réalité, sans poser de jugement par rapport à celle-ci1. Il y écrit qu'après la condamnation d'un·e délinquant·e ou des paroles fortes d'un·e politicien·ne le monde social continue d'exister, et avec lui les causes du crime ou du délit2. Faire condamner un violeur afin de protéger les minorités de genre ne doit pas faire oublier la responsabilité de l'État, des médias, des « grands hommes » dans les VSS, par exemple dans la culture du viol. Je tenterai de montrer que les jugements moraux sont un phénomène autoritaire et à rebours de l'internet ouvert, mais particulièrement répandu sur les RSC, en raison de l'illusion de solidarité représentée par leurs notifications.

Comme l'a dit Lahire, c'est en se détachant d'un rapport moral aux forces de la nature que l'on a pu commencer à les étudier et à les comprendre, à pouvoir s'en protéger et pouvoir maintenir une activité économique sans trop abîmer nos écosystèmes3. Pour prendre l'exemple de mon blog, je suis sans doute parfaitement légitime pour établir que la manière dont un·e utilisataire de Twitter vit son addiction représente une forme de maltraitance. Sans doute, si je l'établissais proprement, dans le respect d'une épistémologie empirique, mes propos auraient-ils plus de force. En revanche, la conclusion (cette maltraitance découle de rapports socio-économiques entre les 1 % et les 99 %, les médias bourgeois tentent donc de la dissimuler sous les termes de « violences conjugales », « harcèlement scolaire », etc.) est superflue, et de fait, le billet « La maltraitance de classe » fait 19 vues, « La maltraitance numérique » en fait 396. Mes jugements moraux n'apportent rien à mes lectaires mais sont omniprésents sur mon microblog. Par exemple, j'y ai écrit ces réflexions sur le régime présidentiel :

J'y traite le Général de Gaulle de « monstre » en particulier par solidarité envers les victimes du massacre de Sétif, qui s'est déroulé sous sa présidence, le 8 mai 1945, ainsi que pour critiquer la Constitution de la cinquième République, biaisant intentionnellement la politique française vers la droite, mais aussi, je m'en suis rendue compte plus tard, parce que j'espérais être récompensée avec des partages et des likes. Je crois que nos jugements moraux peuvent ainsi viser à plaire à notre entourage, à en obtenir des marques d'approbation, surtout lorsque l'on se sent fragilisé·e socialement et donc notamment comme utilisataire d'un réseau « socio-capitaliste », où l'attention est artificiellement raréfiée pour nous mettre en concurrence, et donc nous encourager à y publier et à y lire des publications, donc des publicités. Or les êtres humains étant interdépendants, il y a un continuum allant de l'approbation à la solidarité entre les membres d'un groupe, la nourriture en étant souvent un ciment : par exemple, la société des Aché Gatu tenait notamment au fait qu'iels ne pouvaient pas consommer la nourriture qu'iels avaient chassée ou cueillie, mais devaient la partager aux autres familles du groupe (Clastres, 1972). En d'autres termes, notre jugement moral est normatif mais aussi normé.

Les notifications des réseaux « socio-capitalistes » (RSC) étant par ailleurs conçues pour nous faire générer autant de dopamine que possible, on peut les prendre pour de la solidarité alors qu'elles ne sont qu'une forme d'approbation parasociale, on les compare ainsi souvent à de la nourriture et les liens entre RSC et troubles du comportement alimentaire sont un champ de recherche en psychologie. Émettre des jugements moraux a sans doute toujours permis aux membres les plus marginalisés de nos sociétés de maximiser le sentiment d'intégration et de solidarité produit par des marques d'approbation, de manière illusoire : dans « Remarques sur le commérage » (Elias, 1985), l'auteur montre que ce phénomène peut être à la fois un vecteur d'inclusion (des membres du groupe) et d'exclusion (des membres des groupes dominés). Mais c'est sans doute dans un contexte de mise en concurrence pour l'accès à la ressource la plus élémentaire et la plus abondante, l'attention d'autrui, que l'on tente d'en compenser la rareté en maximisant ce sentiment d'intégration. De même, les jugements moraux sur les RSC déterminent in fine qui a accès ou non à la solidarité du groupe, ce qui peut prendre alors symboliquement la forme d'un duel à mort : l'accès à cette illusion de solidarité récompenserait notre arbitrage de l'appartenance d'un·e adelphe à notre communauté.

La nouveauté ne réside donc pas dans cette vieille problématique, le commérage, mais dans son nouveau terrain de prédilection, le « web 2.0 », autrement dit dans l'industrialisation et la privatisation de l'internet. Cette illusion de solidarité représente sans doute un refuge dans des environnements abusifs (milieu scolaire, famille, etc.) et tout porte à l'envisager comme une motivation importante, pour les victimes de maltraitance, pour se reconnecter – autrement dit, elle permet de monétiser la maltraitance d'adolescent·es. C'est sans doute ce phénomène de jugement moral et d'arbitrage du bien et du mal, de l'en-groupe et du hors-groupe, de l'humain et du non-humain que les médias bourgeois appellent « cancel culture ». Il n'y aurait rien de plus contraire aux idéaux de l'internet comme ressource intellectuelle et populaire : conjugué à des lectures de sociologie, il peut au contraire être un formidable outil de prise de pouvoir sur nos traumatismes. Il ne faudrait donc pas y voir une quelconque nature humaine, mais tout simplement le comportement de personnes sous emprise.

Références

Clastres P., 1972, Chronique des indiens guayaki: ce que savent les aché, chasseurs nomades du paraguay, Paris, Plon (Terre humaine). Elias N., 1985, « Remarques sur le commérage », Actes de la recherche en sciences sociales, 60, 1, traduit par Muel-Dreyfus F., p. 23‑29. Foucault M., 1975, Surveiller et punir: naissance de la prison, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires). Lahire B., 2016, Pour la sociologie: et pour en finir avec une prétendue “culture de l’excuse”, Paris, La Découverte (Cahiers libres), 182 p.

1 On doit notamment cette absence de jugement moral au fait que la sociologie est censée être un commun. Une polémique fréquente avec les logiciels libres est que l'on peut s'en servir pour n'importe quel usage, y compris pour opérer les serveurs de Facebook ; mais de mon point de vue, si le noyau Linux était sous licence éthique (par exemple en interdisant de violer les différentes déclaration de droits, humains, des enfants, des personnes âgées, des populations indigènes, etc. de l'ONU), ces entreprises développeraient un consortium pour développer un remplacement sous licence libre et nous aurions perdu un champ entier de lutte, au profit des libertariens. De même, la sociologie n'a pas à poser de jugement moral parce que ses lectaires sont capables de le faire par elleux-mêmes ; s'en prendre à un·e sociologue (comme Bronner l'a fait à propos de Lahire) sur une phrase au futur alors que son travail est de dire ce qui est et certainement pas ce qui sera, c'est s'en prendre à ellui lors d'un moment de faiblesse, c'est un manque d'honnêteté intellectuelle. 2 On peut bien sûr noter un parallèle entre l'opposition entre méritocratie et démocratie d'un côté, et droit et science de l'autre. Comme le droit face à la science, la méritocratie peut être pertinente lorsque l'on ne dispose pas des moyens d'éduquer une population (cela va des utilisataires d'une distribution GNU/Linux au peuple français). De même que ces distributions peuvent mettre un lien vers TeachYourselfCS.com afin d'élargir le nombre de contributaires potentiel·les (on peut alors se poser la question de l'élitisme de sa gouvernance et même du milieu du développement de logiciels libres), parler, au sens de la politique française, de « méritocratie » revient à admettre un échec d'éducation et de formation du peuple français, un échec du suffrage universel direct, ainsi qu'un objectif de recul démocratique, par exemple un retour au suffrage censitaire. Cela revient également à admettre que l'Éducation nationale ne serait pas une priorité, un point sur lequel la gauche et la droite ne seront pas d'accord. En face, on a des actaires autoritaires, favorisés par la Constitution de la Cinquième République, qui considèrent qu'éclairer les conditions d'accomplissement d'un acte délinquant ou criminel reviendrait à l'excuser ; évidemment, les personnes réellement concernées par les actes délinquants et criminels, comme les féministes, ou les victimes de violences policières, ne seront pas d'accord, mais cela revient aussi à dire qu'il ne sert à rien de se donner les moyens de comprendre ce phénomène, pourvu qu'un système répressif anti-Algériens et anti-pauvres fonctionne (« terroristes », « zones de non-droit », etc.). 3 C'est-à-dire, à savoir qu'il faut décroître. « Ce que les États les plus riches appellent « croissance », il écrit, est en réalité « un processus d'accumulation élitiste, la marchandisation des communs, et l'appropriation du travail humain et des ressources naturelles — un processus souvent colonial. » Ce sont les aspects de l'économie d'aujourd'hui qui doivent décroître, avec la surproduction superflue, pas les biens et services essentiels qui peuvent assurer une vie décente pour tou·tes. »

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#P92 #Threads

Je pense que les survivant·es à des situations de maltraitance devraient particulièrement s'intéresser aux blogs (et donc à leur publication via des flux RSS).

Mon psychothérapeute me fait remarquer que concernant la maltraitance que j'ai subie, je me vois à la fois comme bourreau et comme victime. C'est dû au fait que les personnes qui m'ont maltraitée m'ont culpabilisée à la fois pour se défaire de leur propre culpabilité (« c'est un taré, tu n'as pas à t'en faire ») et pour me faire accepter ce qu'elles me faisaient, en lien avec une place assignée, au choix, de femme autiste, de mauvaise élève, etc. En complément d'une thérapie, et en montrant que ce qui m'est arrivé est un problème politique, structurel, résal, tenir un blog me permet de me rendre compte que je suis bel et bien une victime, que j'ai le droit de me révolter contre ce qui m'est arrivé.

Ce billet est le septième du défi #100DaysToOffload. 100DaysToOffload.com

Addiction et biopouvoir

Mes réflexions sur la maltraitance de classe viennent d'une étude des dispositifs de pouvoir (Foucault, 1975) des réseaux socio-capitalistes (RSC). Je me suis ensuite rendue compte que le phénomène était à peu près similaires dans toutes les autres formes de maltraitance que j'avais vécues (scolaire et familiale). Par conséquent il ne faudrait pas seulement parler de harcèlement scolaire mais aussi et surtout de maltraitance scolaire, pas de violences domestiques mais de maltraitance domestique, etc. Je me suis ensuite demandé pourquoi l'on évitait ce terme, et je me suis rendu compte que toutes ces situations renvoyaient à un rapport de classes : aux investissements en capital-risque, qui financent les RSC ; au définancement progressif de l'Éducation nationale, qui rend l'éducation de nos enfants impossible hors des salles de classe (et encore) ; et à une foule de phénomènes complexes comme des rapports différenciées de nos parents à l'assignation nominale (Bourdieu, 1986) selon qu'iels nous perçoivent comme des hommes ou comme des femmes, qui impactent notre développement moral (c-à-d. notre intelligence communautaire) en fonction d'autres variables comme notre PCS, notre appartenance ethno-raciale, notre lieu de résidence, etc.

Ainsi, lorsque l'on considère la « haine en ligne », imagine-t-on des utilisataires coupables et des utilisataires victimes. Dans les institutions totales numériques, il n'y a en réalité qu'une catégorie d'utilisataires maltraité·es, tour-à-tour harceleur·euses et harcelé·es. Les RSC monétisent le temps que l'on y passe sous la forme de publicités, une « timeline » les intercalant entre des « tweets », des publications sur Facebook ou Instagram, etc. Dans le cadre d'un jeu vidéo, ou d'un jeu de société, les assets sont payants et produits par des professionnel·les rémunéré·es, mais dans celui-ci ce sont les publications, ils sont produits par les utilisataires qui consomment ceux produits par leurs pairs (et réciproquement). Non seulement dans le cadre d'une addiction, les publications étant récompensées lorsqu'elles sont partagées à travers le circuit de stimulation-récompense (ce qui optimise notamment le partage des plus à même d'être partagées et donc d'engranger des métadonnées), les utilisataires les plus accro tendront naturellement à une production-consommation circulaire et sans grandes références au monde extérieur ; par ailleurs les RSC semblent incorporer des affordances, des concepts, une image de marque dépouillant leurs utilisataires de leurs selves pour les dresser, faire de cette addiction une base de leur identité. La charge de la production de ces assets étant distribuée sur leurs consommataires, on peut parler de double exploitation. Mais dans « Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux », Erving Goffman a montré que les institutions totales dépouillaient leurs membres de leurs selves à travers des rites de mortification (Goffman, 1961), ce qui les caractérise était alors l'isolement de leurs membres dans une société différenciée. Dans le film Full Metal Jacket (étudié en cours), les soldats sont rasés puis se font pourrir par un sergent, c'est un rite de mortification, qui en fera de « bons » soldats obéissants, prompts à suivre les ordres. Sur un RSC, de tels rites de mortification peuvent être un intérêt spectaculaire pour les formats de communication en eux-mêmes (par lesquels les RSC se distinguent de la concurrence), l'usage de noms propres comme « tweet » ou « story », la fréquentation de communautés dédiées aux memes et mal modérées (les normes des RSC paraissant isolées du monde réel), ou encore le « choix » d'un matricule unique dès son entrée dans l'institution, c'est-à-dire dès la création de son compte1. Ces rites de mortification permettent d'isoler les utilisataires des RSC dans des communautés où rien, culturellement, ne rentre et dont rien ne sort, donnant lieu à un culte (auto-entretenu) de l'uniformité culturelle où chaque membre de l'institution doit penser exactement la même chose que chaque autre, notre soumission à un mode de pensée autoritaire étant inversement corrélée à la diversité de nos propres consommations culturelles, la hantise de tou·te autoritaire étant la librairie et la bibliothèque publique.

Mais il faudrait encore étudier les affordances des RSC, qui sont caractérisées par :

  1. une addiction satisfaite par des interactions d'autrui avec nos messages, et donc par son attention,
  2. une attention disponible en moyenne inférieure aux besoins des utilisataires accro (ce qui explique notamment, en creux, le manque de pérennité de nos publications sur ces plateformes, car les informations y sont rendues peu accessibles),
  3. une naturalisation de leurs enjeux par leur caractère addictif et leur ubiquité (web et mobile), ce qui les insère en tant qu'habitudes dans notre vie quotidienne, qualifiée de souveraine dans « La construction sociale de la réalité » (Berger et Luckmann, 1966), et
  4. des affordances pour obtenir l'attention d'autrui en créant chez ellui un sentiment de danger, par exemple en læ notifiant que l'on incite nos abonné·es à læ harceler.

La naturalisation de ce sentiment de danger en tant que victime crée une angoisse graduelle lorsque l'utilisataire parvient à surmonter son addiction pour construire sa vie, étudier, travailler, faire des tâches ménagères, etc. : étant naturalisée, la crainte d'être harcelé·e en ligne touche directement notre instinct de survie, qui peut exercer une pression croissante sur notre conscience afin de nous faire consulter nos notifications, constater que rien ne se passe, faire défiler quelques messages, et retomber dans notre addiction. L'objectif est sans doute explicitement de nous empêcher de réussir quoi que ce soit en surmontant notre addiction car il est bien connu, en psychologie, que les comportements récompensés sont des comportements répétés. La naturalisation de cette production chez autrui pour obtenir son attention pousse les victimes des RSC à le produire chez leurs proches, et donc à être perçu·es comme toxiques, et à les (en) isoler, ce qui correspond à des stratégies de prédateur domestique et contribue à les y rendre plus vulnérables.

Tout ceci correspond à des enjeux économiques (la monétisation, le capital-risque) et notamment à des rapports de production et d'exploitation (ou de surtravail) : celui des victimes des RSC et notamment des membres d'institutions totales.

La « haine en ligne », ce sont donc avant tout des agressions, mais qui sont elles-mêmes le produit d'un phénomène de maltraitance touchant bien plus violemment les enfants les plus pauvres en capital économique, culturel, social, et symbolique (Bourdieu, 1979) que les cadres, qui pour caricaturer un peu aimeraient simplement s'y détendre pendant la pause déjeuner. On y retrouve un rapport d'oppression, notamment par l'incompréhension de l'expérience du groupe social opposé (le rasoir de Hanlon s'appliquant autant aux oppressions systémiques qu'au reste), puisque rien n'indique que les RSC pourraient économiquement survivre sans cette double exploitation. C'est avant tout un rapport socio-économique entre des capitalistes (le capital-risque) et des enfants issus des classes populaires.

Les logiciels sont des institutions

En fait, les RSC exercent une emprise sur leurs utilisataires à partir du moment où ils deviennent notre moyen privilégié de répondre à un besoin, ce qui pose la question du manque. En d'autres termes, nos concitoyen·nes et notamment les adolescent·es les plus démuni·es (économiquement, culturellement, socialement, et symboliquement), les plus fragilisé·es notamment au sein de leurs familles, au sein de leurs classes, sont les plus vulnérables aux RSC et donc statistiquement parlant les plus rentables. C'est sans doute pour cette raison, toute économique, que ces derniers ont favorisé l'élection de Donald Trump (par exemple, Twitter a repoussé l'affichage des messages par pertinence après l'élection de Donald Trump pour ne pas empêcher des comptes automatisés, opérés par 4chan, d'envoyer des messages sous chaque publication des deux candidats, dans le langage intellectuel que l'on connaît, de type « Donald Trump is the highest energy president! », le militantisme sur les RSC étant de toute façon à peu près similaire à l'éducation d'un enfant ou d'un chien, et maintenant son public dans un état similaire, par son étroite articulation avec des récompenses parfaitement symboliques et illusoires, mais addictives et très efficaces. Alors que je fais de mon mieux pour rendre mon raisonnement le plus clair possible et permettre à mes lectaires de le comprendre, de prendre du recul vis-à-vis de ce dernier, et de le critiquer, il n'y a sur les RSC ni raisonnement ni recul car on pourrait dire, dans un langage citoyenniste de défense des consommataires, qu'il s'agirait d'arnaques. Mais ce serait encore trop simple : le caractère prolongé de la relation entre les escrocs et leurs victimes implique une forme de maltraitance qui, pour être pérenne, doit être institutionnalisée (dans le langage du capitalisme, donc soutenu symboliquement par sa nature trompeuse mais légitimée, et matériellement par ses infrastructures). J'appelle une telle relation prolongée (mais, pour le moment, légale) entre l'escroc et ses victimes de la maltraitance de marché.

Pour mieux trianguler le sujet, je devrai un peu développer sur ProtonMail : basé sur OpenPGP, ce service n'a pas de système de rotation de clés, et vise à remplacer la gestion décentralisée des clés par les serveurs de clés (qui ne servent de toute façon pas à grand-chose, car des technologies plus modernes, comme Signal et Cwtch, ont remplacé cette norme pour contacter des inconnu·es) par des technologies propriétaires sous leur contrôle, centralisées ou, si l'on considère leur intérêt pour une chaîne de blocs privée, avec un état centralisé. Le chiffrement de bout-en-bout d'OpenPGP est à la fois fragile pour un modèle de menace personnel et inutile pour un modèle de menace politique. En revanche un usage qualifié par Lain d'orthogonal, consistant à échanger et faire tourner des clés par un autre canal sécurisé (comme le monde réel) afin d'empêcher Gmail d'analyser nos emails, malgré la fragilité du chiffrement employé, peut avoir un intérêt2, mais ce n'est pas le service, de toute façon cryptographiquement fragile, que nous vend ProtonMail en nous assurant que la juridiction suisse nous protège d'ingérence légale, ce qui implique un phénomène de co-construction pluraliste (« bootstrapping process », je traduis comme je peux) de protection contre un modèle de menace étatique entre la technologie et l'État lui-même. À défaut d'être absurde, un tel modèle de sécurité semble remarquablement fragile – une technologie moderne, comme Tor ou Cwtch, est conçue pour être incapable de faire incriminer un·e utilisataire sur la base d'une seule compromission de serveur, sur la base d'une juridiction unilatérale. Ajoutons à cette sécurité défaillante des pratiques commerciales immondes – un mélange de prise en otage de leurs utilisataires pour les faire passer à un compte payant, de recherche de capital symbolique via des adresses email courtes, et de technique du pied dans la porte, par exemple à travers la génération d'alias, irréversible et payée (de mémoire) 2€/mois, par paquets de 5 – pour dire que ProtonMail verse aussi dans la maltraitance de marché.

Dans « On legitimacy, legitimation, and organizations : a critical review and an integrative theoretical model » (Hybels, 1995), l'auteur explique que les institutions ne seraient que les aspects stables de nos sociétés, la légitimité étant le rapport que l'on entretient avec ces derniers. Par conséquent, une institution a besoin de légitimité pour perdurer, sinon elle disparaît3. Pour Hybels, un moyen rapide de transmettre de la légitimité à une institution est par un transfert de ressources par une autre institution, surtout si elle paraît désintéressée. Or les logiciels sont, par définition, des institutions, et dans les années 10, la télévision bourgeoise (TF1, M6, C8, etc.) a promu Twitter sans vergogne, insérant d'abord des « hashtags » (des mots-clés dans un format appauvri et iconique) en cours d'émission, avant de se faire épingler par je ne sais plus quelle institution pour publicité dissimulée, puis d'afficher ouvertement les logos de Facebook, Twitter, puis Instagram. Que cela soit volontaire ou non – mais dois-je préciser que les propriétaires de ces chaînes ont fait de grandes écoles et ont lu, et continuent de lire, ces publications ? –, il s'agit très clairement d'une implémentation pratique de cet article : des médias bourgeois, traditionnels, centralisés, perçus comme économiquement et technologiquement concurrents d'une invention alors perçue comme politiquement révolutionnaire, y transfèrent des ressources, et incitent leur audience à l'investir. À cette époque, bien que n'étant alors pas le menhir le mieux aligné de Carnac, je me suis demandé si ce transfert de ressources ne visait pas à promouvoir des services dont les propriétés soient tellement effroyables qu'elles compenseraient tout aspect révolutionnaire de l'internet. De toute évidence, j'avais raison.

Une autre manière de paraître légitime est évidemment à travers le capital symbolique : c'est le fameux « onguent miraculeux à base d'huile de serpent » contre lequel nous met en garde Bruce Schneier, le faux remède d'un faux docteur laissant ses victimes sans protection et sans traitement face à une maladie bien réelle. Schneier emploie cette expression dans un contexte de sécurité numérique, c'est-à-dire dans le contexte de technologies qui peuvent donner le sentiment d'être protégé·e sans l'être en réalité : concernant les RSC, ce capital symbolique vient bien évidemment des personnalités publiques y maintenant une présence ; concernant ProtonMail, il passe par la mise en avant de leurs « racines au MIT », à travers un unique contrat postdoctoral. Les cadres de ProtonMail ont pourtant étudié dans de nombreuses universités prestigieuses : Andy Yen a un doctorat à Harvard, leur CTO à Stanford, etc., mais il est plus vendeur, pour une population marquée à la culotte comme préalablement maltraitée par Twitter, potentiellement paranoïaque et versant dans des théories du complot, et pauvre en capital global, notamment culturel (mais croyant pouvoir entrer dans le champ de la sécurité numérique sans y travailler), de prétendre avoir des racines au MIT. De même, leur VPN – une autre technologie d'authentification, permettant donc d'en tracer et facturer les utilisataires, dont la juridiction semble être un argument important – prétend « tirer des leçons de leur expérience sur le terrain avec des activistes et des journalistes ». Proton Technologies AG insiste sur des liens étroits avec des journalistes, fournit des infrastructures à je ne sais pas qui, organise des enchères vaguement philanthropiques, alors que les seuls blaireaux que je vois utiliser leur infrastructure sont Blast Info : Mediapart et le New York Times, par exemple, utilisent SecureDrop.

Ce dernier point visait donc à insister sur l'importance du capital symbolique et plus particulièrement d'une légitimité trompeuse, usurpée, pour maintenir de telles arnaques dans le temps, à travers des institutions, sous la forme de maltraitance de marché. Les technologies légitimes, y compris de sécurité numérique, sont recommandées par de véritables expert·es dans le milieu : c'est pour cela que je vous recommande Signal, puisque Schneier lui-même recommande cette application. Elle me paraît donc légitime. De même, je comprends vaguement les enjeux de Mastodon et de Bonfire, et de la décentralisation de nos communications, donc je fais très attention à ce dernier (bien qu'il soit encore en beta).

La maltraitance numérique passe généralement par des RSC, mais il peut aussi s'agir de vendre des technologies de sécurité numérique inefficaces, et de laisser ses victimes sans protection. Son étude m'a permis de découvrir le concept de maltraitance de classe, autrement dit le fait que l'idée de capitalisme serait inséparable de celle de maltraitance. Enfin, cette maltraitance passe par des institutions et donc par une entreprise de légitimation trompeuse, à travers le transfert de ressources par d'autres institutions, mais aussi à travers une bonne couche de capital symbolique.

Références

Berger P.L., Luckmann T., 1966, The social construction of reality: a treatise in the sociology of knowledge, Garden City, New York, Doubleday, 203 p. Bourdieu P., 1979, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit (Le sens commun), 670 p. Bourdieu P., 1986, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62, 1, p. 69‑72. Foucault M., 1975, Surveiller et punir: naissance de la prison, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires). Goffman E., 1961, Asiles. étude sur la condition sociale des malades mentaux, Éditions de Minuit (Le sens commun), 452 p. Hybels R.C., 1995, « On legitimacy, legitimation, and organizations: a critical review and integrative theoretical model », Academy of management proceedings, 1995, 1, p. 241‑245.

1 Il suffirait d'aller sur IRC ou sur une liste mail pour se rendre compte que l'internet, notamment dans ses formes standardisées par l'IETF, n'est pas une zone de non-droit : ce ne sont paradoxalement que les « partenaires », « régulateurs » de l'internet (Facebook, Twitter, etc.) qui posent ce problème de régulation, à des fins économiques et notamment de pouvoir sur leurs utilisataires. 2 On peut aussi utiliser une clé principale isolée physiquement de l'internet pour régulièrement générer et révoquer des clés secondaires de chiffrement, mais cela fait appel à des compétences avancées pour une cryptographie largement en deçà du minimum requis par les standards actuels. Il me paraît de toute façon difficile d'apprendre quelqu'un ne travaillant pas dans l'informatique, et encore, sans canal sécurisé, ce qui nous fait revenir à peu près à la situation de départ. 3 La démonstration me semble simple et brillante, mais il s'agit de gestion et non de sociologie, c'est donc de la littérature grise. Je ne saurais l'importer telle quelle en tant que connaissance sociologique ; en d'autres termes, cet article permet sans doute d'expliquer le fonctionnement des RSC car leurs dirigeants l'ont lu, mais je ne peux pas utiliser ses notions telles quelles pour de la recherche fondamentale.

Ce billet est le sixième du défi #100DaysToOffload. 100DaysToOffload.com

La culpabilisation, c'est de droite. Autrement dit, cette manière de faire reconnaître quelqu'un comme coupable est la manière dont les riches veulent nous traiter, nous les pauvres. Faire reconnaître quelqu'un comme coupable, c'est lui faire porter l'intégralité d'une faute, c'est faire reconnaître la clôture du dossier après son châtiment.

La culpabilisation a donc pour effet de permettre à la société de se racheter à la condamnation d'un homme ayant tué sa femme. Lorsqu'il est condamné, le dossier – les multiples dépôts de plainte classés sans suite, les voisins qui savaient – est clos. Que ces hommes ne soient pas condamnés ne signifie qu'une chose : il n'y a pas de dossier à clore. C'est sans doute autant parce que les victimes sont des femmes que des victimes de maltraitance, puisque l'on tente d'ignorer leurs vies incommodes en tout sauf en leur discrétion. Il ne faut évidemment pas laisser la société croire qu'après qu'un assassin est condamné, le dossier serait clos : au contraire, il faudrait s'en saisir, comprendre ce qui a permis une telle tragédie. Mais la condamnation reviendrait à reconnaître cette faute collective, et la non-condamnation revient à décréter qu'il n'y en a pas eu, qu'il n'y a rien à racheter.

Évacuons d'abord une question : dans divers milieux – à l'école, en famille, au guichet, sur son téléphone, etc. – les victimes de maltraitance sont culpabilisées, c'est une technique de maltraitance (DARVO) qui permet à l'agresseur·euse de faire endosser symboliquement sa propre culpabilité à sa victime. L'efficacité de cette technique, par le silence de la victime, amène l'agresseur·euse à croire ellui-même à son effet1. Si vous culpabilisez pour avoir dit au revoir pas assez vite (« je lui ai tenu la jambe ») ou trop vite (« iel doit croire que j'ai voulu m'en débarrasser »), ou pour avoir pris des guirlandes bleues alors que l'on voulait des guirlandes vertes ; si vous y repensez plusieurs jours après, si vous avez des gestes répétitifs pour ritualiser… vous êtes victime de DARVO. Quelles que soient les raisons réelles pour lesquelles vous avez été victime de maltraitance, car ces personnes ne sont pas « choisies » au hasard, elles sont identifiées, celles que l'on vous a avancées – vous parlez trop vite, vous riez trop fort, etc. – ne sont que des prétextes pour vous faire du mal, pour prendre un plaisir sadique et un peu minable2 à vous manipuler, à vous faire du mal, etc. Inutile de montrer comment cette forme de culpabilisation serait en lien avec ce billet de blog, ce n'est pas le sujet, et ce n'est pas mon moment. Je suis désolée que ça vous soit arrivé, et quelles que soient les raisons que l'on vous a avancées, vous ne mérit(i)ez pas ça. On ne peut pas être, par exemple, cohérent·e en tant que militant·e anti-carcéral en considérant qu'un·e élève, qu'un enfant, qu'un parent « mériterait » de souffrir, de « payer », ou d'être humilié·e.

La culpabilisation, au sens judiciaire, et donc scolaire et familial, est basée sur l'assignation nominale, c'est-à-dire sur le mythe d'une cohérence de l'individu dans différents contextes et à différents moments de sa vie, rattachée à son nom propre (Bourdieu, 1986). L'assignation nominale n'est pas fondée scientifiquement mais permet le contrôle de l'État sur ses membres, notamment à travers le CV et le casier judiciaire, en établissant par exemple une différence d'essence entre les élèves et diplômé·es de grandes écoles et les autres, ou pour reprendre une formule de Bourdieu entre le 300ème et le 301ème à un concours (Bourdieu, 1979) : iels sont donc « plus » que de simples mortel·les en se rapprochant du « cœur » de la société. Pour les autres, c'est avant tout le vecteur principal de maltraitance de classe, sans lequel elle s'effondre : le statut de coupable est ainsi historiquement lié, dans toute civilisation, à une différence d'essence, celle de la personne qui justifie la maltraitance de classe dans son ensemble. Ce n'est pas ce que nous voulons dans nos milieux, et ce n'est pas non plus ce que les bourgeois veulent dans le leur, mais c'est ce qu'ils veulent dans le nôtre.

La culpabilisation est enfin un problème d'ordre politique, puisqu'en individualisant le problème sur un nom propre, elle empêche d'en voir le caractère collectif. Les noms propres détournent ainsi notre attention des institutions : celui de Bolloré la détourne du CSA, de son président et de la manière dont il est nommé, etc. Sous Chirac, le CSA a ainsi débouté la demande de Zalea TV, une chaîne de télévision citoyenne, de se voir allouer le douzième canal de la TNT, en faveur, donc, de NRJ12.

De même, c'est avant tout en me rendant compte que la propagande autour des réseaux socio-capitalistes ne tournait pas rond, que j'étais bel et bien maltraitée par Twitter, que ça collait avec des concepts et des lectures de sociologie, et notamment avec le plus important de tous, celui de biopouvoir ; que les personnes qui m'avaient harcelée étaient elles aussi maltraitées par ce site web, et que les déshumaniser ne faisait qu'aggraver le problème ; bref en tentant de les déculpabiliser, en faisant le pari de leur humanité, que j'ai découvert le concept de « maltraitance de classe » : un même phénomène concernant les enfants dans les mines, les utilisataires des réseaux socio-capitalistes, les élèves maltraité·es à l'école, les personnes racisées en France, les enfants battus ou atteints de troubles du comportement alimentaire, les mères au bout du rouleau, etc., qui a pour point commun une origine dans les rapports de production, dans les rapports socio-économiques entre les 1 % et les 99 %.

La culpabilisation est donc une survivance du système judiciaire de l'ancien régime, un instrument de contrôle de l'État et donc du capitalisme d'État sur les pauvres. Elle établit une différence d'essence de læ coupable, qui mérite d'être châtié·e et maltraité·e, mais plus encore dont l'essence justifie la catégorie même du châtiment et de la maltraitance. En individualisant le problème, elle nous empêche de voir des phénomènes collectifs et notamment les institutions que nos élu·es prétendent incarner. Elle nous empêche enfin de conceptualiser, de prendre du recul sur la maltraitance que tout enfant risque un jour de subir sur le marché du « travail », d'établir une convergence des luttes entre femmes, personnes racisées, personnes handicapées, LGBTQIA+, enfants, travailleur·euses, etc. contre la même minorité d'hommes straight, blancs, valides, ultra-riches, et majeurs.

Bref, la culpabilisation ne correspond ni à nos valeurs les plus élémentaires, ni à nos intérêts stratégiques. Il est temps de la refuser d'un point de vue politique et militant, dans nos milieux, auprès de nos proches, etc. La culpabilisation, même de parents ayant commis des erreurs, c'est de droite : c'est une manière de les traiter comme les ultra-riches veulent que l'on se traite entre nous.

1 L'usage de l'écriture inclusive peut sembler excessif. En fait, je ne m'en sers pas plus ni moins que dans mes autres billets de blog ! Mais je parle de culpabilisation, et donc à travers ce concept d'individus. Je tends justement à éviter de parler de personnes car cela revient à individualiser des phénomènes collectifs, ce qui empêche de conceptualiser, c'est-à-dire de relever des traits communs à des situations apparemment hétérogènes. Dans le cadre de ce billet de blog, j'emploierai sans doute beaucoup d'accords personnels neutres. 2 Pardon, c'est un peu hors-sujet. Mais les prédateur·ices ne sont pas des « génies de la manipulation », des sortes de psychanalystes autodidactes. Ces personnes sont généralement parfaitement stupides. Elles vous repèrent en tant que victimes de maltraitance, elles repèrent ce qui vous trigger, et elles utilisent une méthode de la carotte et du bâton pour vous manipuler. Parfois pour le simple plaisir de vous faire du mal, par exemple pour vous faire redoubler.

C'est le quatrième billet du défi #100DaysToOffload. 100DaysToOffload.com

Pourquoi faire condamner les violeurs ?

Ma première expérience militante, en tant que féministe, a été lors d'un rassemblement contre la tournée de Bertrand Cantat à Grenoble. Son concert a été annulé. Plus tard, l'extrême-droite nord-américaine (et donc la nôtre) parlera de « cancel culture », pour désigner à peu près toutes nos pratiques militantes : faire annuler des concerts de monstres – conjoints ayant tabassé leurs femmes à mort, violeurs, pédocriminels, etc. – ; le militantisme dévoyé que l'on peut retrouver sur les réseaux socio-capitalistes, qui sont le fait de personnes maltraitées et manipulées par leurs interfaces ; le déboulonnage de statues de colons, de gynécologues opérant leurs patientes noires à vif, etc. ; le fait de filmer des voyeurs qui prennent des femmes en photo ; le féminisme quatrième vague, utilisant l'internet et donc notamment les réseaux socio-capitalistes (que l'on amalgame avec du harcèlement numérique) ; et, évidemment, le militantisme décolonial lui-même, « l'idée de race [étant sans doute] l’instrument de domination sociale le plus efficace inventé ces 500 dernières années » (Quijano, 2013).

Il était évidemment pertinent de faire annuler sa tournée. Bertrand Cantat est un assassin, un monstre. Le laisser prospérer dans une gauche déjà gangrénée par des problèmes d'homophilie masculine et de déni de la parole des victimes, de solidarité masculine avec des violeurs, aurait instantanément aggravé ce problème, et aurait donné lieu à davantage de VSS. Dans ce contexte, je ne saurais remettre en cause la pertinence du call-out, qui vise avant tout à protéger les minorités (de genre comme du reste) d'agresseurs reconnus, et a minima à les alerter qu'un homme est dangereux. À l'inverse, pour prendre un exemple récent à Lyon, dire qu'une personne avait des TCA et que c'était compliqué pour vous à gérer, ce n'est pas un call-out, c'est une dénonciation, peut-être punitive, peut-être pour retourner une autre accusation, mais qui n'a rien d'une pratique militante1. Dans ce contexte, faire reconnaître que Bertrand Cantat est coupable, coupable d'avoir battu à mort sa conjointe, Marie Trintignan, a toute son importance.

De même, la sous-condamnation des violeurs donne un sentiment d'impunité aux auteurs de VSS. Leur relative, mais active protection par la police (40 % des policiers « états-uniens » battant leurs femmes) les encourage à récidiver, de sorte que si l'on met de côté la culture du viol, il reste qu'une minorité seulement d'hommes sont des agresseurs, mais que presque toutes les femmes ont été agressées sexuellement. De ce point de vue leur condamnation est évidemment une revendication militante importante, mais ce n'est pas une fin en soi, la fin en soi est évidemment l'abolition de la police et des prisons.

L'assignation nominale

Le système dit judiciaire et les prisons posent deux problèmes : premièrement celui de l'assignation nominale. Ensuite celui du rachat de la société dans la condamnation de la personne dite délinquante ou criminelle.

L'assignation nominale revient à assigner une sorte d'essence ou de cohérence quasiment religieuse à la vie d'une personne et aux événements qui la composent, alors que ceux-ci tendent justement à être incohérents et imprévisibles (Bourdieu, 1986). Bourdieu qualifie ainsi l'entretien biographique d'« illusion » au sens où selon lui, il ne permet pas de rendre compte de données sociologiquement objectives, mais plutôt d'une mise en récit de la personne nous accordant l'entretien. Ce que je veux dire par là est que l'assignation nominale n'est pas fondée scientifiquement ; en revanche elle est un instrument de contrôle, du capitalisme d'État, sur ses citoyen·nes.

Nous passons tou·tes divers contrôles et l'on peut même dire que réussir sa vie, ce serait les passer avec succès – examens, concours aux grandes écoles, processus d'embauche, promotions, etc. Ces contrôles ont en commun de nous ouvrir ou fermer des titres, et donc une sorte d'essence, dans un sens quasiment religieux : être à l'ENS, c'est se rapprocher du « cœur » de la société, de l'essence même de la société, et donc de son caractère intrinsèquement sacré (notre part sociale, nous dit Durkheim, est sacrée, c'est ce qu'il appelle notre « âme »). On retrouve ce caractère sacré dans une idée de justice immanente : si l'on éduque « bien » ses enfants, alors on accédera à une vie après la mort, en l'occurrence la leur, à travers leur élection, non pas au paradis mais aux grandes écoles. Évidemment, toute les familles n'ont pas les mêmes chances d'y accéder, raison pour laquelle la religion bona fide ou, par un autre aspect, le matériel Apple peut encore avoir un certain attrait, basé sur l'égalité des chances (il suffit alors de mener une vie pieuse, de prier, de suivre les interdits et les obligations, pour calmer son anxiété non plus face à la mort mais face à l'ouverture de l'enseignement supérieur). À ce titre l'assignation nominale est sans doute un dispositif de pouvoir peu étudié et peu critiqué, alors qu'une perspective révolutionnaire2 impliquerait d'y mettre fin.

Le condamné comme bouc émissaire, la condamnation comme rachat

C'est aussi un problème car la condamnation des agresseurs, des violeurs, et des assassins permet à la société de se racheter, de se laver les mains de ce qui s'est passé. Lorsqu'un assassin est condamné, lorsqu'un homme ayant réussi à tuer sa femme, après toutes ses tentatives d'y survivre, ses plaintes classées sans suite, le silence des voisins, etc. est condamné, c'est la société toute entière qui est rachetée. La condamnation fait avant tout de l'assassin ou du violeur un bouc émissaire, chargé de racheter les péchés de l'ensemble de la société.

La non-condamnation de ces hommes, ou si peu ; les plaintes classées sans suite ; etc. ont donc cette signification horrible qu'il n'y aurait rien à racheter. Et du point de vue des membres de la société chargé·es de ce rachat, c'est sans doute le cas. Pour faire condamner ces hommes et en protéger les victimes, il importe donc de montrer à la société qu'elle a fauté, qu'elle est coupable, qu'elle doit se racheter pour ses actes.

Références

Bourdieu P., 1986, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62, 1, p. 69‑72. Quijano A., 2013, « « Race » et colonialité du pouvoir », dans Verschuur C., Catarino C. (dirs.), Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale, Graduate Institute Publications, p. 67‑73.

1 Il faudrait également discuter du fait que la conception la plus fréquente du call-out est celle d'une pratique déshumanisant certaines personnes, et donc particulièrement efficace contre des personnes déjà déshumanisées dans notre société, c-à-d. les minorités de genre, les personnes racisées, handicapées… et relativement peu contre des hommes blancs straight et valides. 2 C'est-à-dire, en deux mots, de dépassement de la relation dialectique entre salariat et patronat, et de foi en un système politique basé sur la libération et le soutien du caractère socialement vertueux de l'être humain.

C'est le troisième billet du défi #100DaysToOffload.

L'internet permet aux 99 % de coopérer intellectuellement et économiquement, ce qui favorise le développement des coopératives. Le développement de coopératives autogestionnaires correspond à l'une des trois branches de l'anarchisme : il y a l'anarchisme insurrectionnel, l'anarcho-syndicalisme, et l'anarchisme souterrain, visant à détruire le capitalisme en exploitant ses propres contradictions. Par exemple, Bonfire Networks fournit une option d'auto-hébergement via Abra, un outil développé par une organisation cofondée par le collectif Anarchy Rules!, ainsi que par une coopérative d'agriculture bio, une fondation culturelle européenne, etc.

C'est donc un catalyseur du développement des coopératives. Or les coopératives représentent un dépassement de la relation dialectique entre salarié·es et capitalistes puisque les salarié·es sont également des entrepreneur·euses : ce sont elleux qui prennent les décisions dans leurs entreprises. Les salarié·es co-détiennent les coopératives en achetant des parts sociales, qu'iels ne peuvent pas revendre, et qui ne peuvent pas représenter une valeur supérieure à celle de leur achat ; l'objectif n'est alors plus d'« optimiser » les patrimoines et donc de maximiser les rentes mais simplement de travailler ; la coopérative ne devrait donc pas croître au-delà de sa vocation sociale – travailler pour un secteur donné, le quartier, la collectivité, un marché donné, etc. – puisqu'une telle croissance ne donnerait lieu qu'à de nouvelles embauches. Les coopératives sont donc notamment un enjeu environnemental puisqu'elles permettent de limiter la « croissance exponentielle » en laquelle croient les économistes néolibéraux. L'internet est donc un enjeu environnemental.

Or l'ordinateur sur lequel je tape ce document pourrait bien disparaître à terme. Les minerais rares dont on a besoin pour fabriquer les ordinateurs ou l'infrastructure de l'internet seront épuisés. Et c'est de la faute des Gafams. Cette destruction planifiée est équivalente à une destruction planifiée de l'imprimerie, qui fut nécessaire à la transmission des idées des Lumières et au journalisme : c'est donc un projet politique contre-révolutionnaire.

Google est ainsi une force d'obsolescence de l'internet particulièrement discrète et qu'il me semble donc particulièrement important d'examiner. Android nous incite à jeter des téléphones parfaitement fonctionnels en augmentant par exemple les ressources système consommées par les applications développées à travers le kit de développement logiciel (SDK) qu'elle fournit : ainsi des téléphones vendus en 2015 sont-ils désormais inutilisables car ils ne peuvent plus exécuter suffisamment d'applications en même temps, ce qui en amène les utilisataires à conclure à des « pannes » matérielles.

De même Google a-t-elle poussé pour l'exécution de programmes à travers le web, ce qui crée évidemment des dynamiques de dépendance envers les serveurs fournissant le code à exécuter, mais qui contribue aussi largement à l'obsolescence de nos machines : pas parce que les développeur·euses auraient la flemme de développer des applications optimisées mais parce que ces personnes travaillent dans des conditions précaires et que leurs patrons les paient pour implémenter des fonctionnalités le plus vite possible, indépendamment de toute optimisation. L'essentiel est que les sites web tournent là où tourne Windows. Sur un modèle de protocole ouvert, il serait possible de développer des interfaces libres utilisables sur des ordinateurs plus anciens, mais le web nous impose une interface pour accéder à des informations, et donc par exemple pour faire ses démarches administratives, qu'il est désormais impossible de faire sans exécuter de code Javascript. De la sorte, il est possible de faire sous Linux tout ce que l'on pouvait faire sous Windows dans les années 2000 – écrire des documents, écouter de la musique, discuter avec ses ami·es… –, tout à l'exception de la navigation sur le web.

Or l'achat d'ordinateurs de plus en plus puissants, servant d'excuse à des sites web de plus en plus consommateurs de ressources, est avant tout dû à l'obsolescence (programmée ?) du système d'exploitation Windows, faisant lui aussi croire à des pannes matérielles : ma mère avait un ordinateur acheté en 2008, de plus en plus lent ; vers sa « fin de vie » il mettait environ 10 minutes à lancer une session de navigateur, et il arrivait que l'horloge de la barre des tâches ne soit pas mise à jour pendant plus d'une minute. Un jour, en 2022, son bureau avait tout bonnement disparu, et elle ne pouvait plus travailler, j'ai donc installé Fedora sur une clé USB pour voir si c'était un problème logiciel ou matériel : l'ordinateur était alors parfaitement fonctionnel, et avait lancé Firefox en quelques secondes. Ma mère, qui avait tenté de faire durer son ordinateur le plus longtemps possible, sur un unique disque dur et sans faire de sauvegardes, n'a pas voulu installer Linux dessus et s'en est débarrassée.

Peut-être sa vieille architecture n'était-elle simplement plus soutenue commercialement par Windows, logiciel propriétaire, prouvant donc la nécessité de systèmes d'exploitation libres et collaboratifs pour une informatique pérenne. Peut-être Microsoft dégrade-t-elle volontairement les performances du vieux matériel pour inciter ses utilisataires à acheter de nouveaux ordinateurs et donc de nouvelles licences OEM (vente liée de licences Windows avec des ordinateurs Asus, HP, Lenovo…). Mais que ce soit pour des raisons techniques ou économiques, Microsoft est une menace pour l'informatique.1

À ma connaissance, l'augmentation en puissance des ordinateurs répond à deux usages : l'exécution de logiciels professionnels (comme Photoshop) et les jeux vidéo. Lorsqu'un ordinateur grand public peut exécuter ces programmes, mais qu'ils ne sont compatibles qu'avec Windows, il incombe aux salarié·es et aux employeur·es de contribuer à des alternatives libres et, lorsqu'elles sont suffisamment matures, de les (faire) adopter ; lorsqu'ils nécessitent une grande puissance de calcul, de tels ordinateurs doivent rester dans les locaux de l'entreprise, il ne saurait être question d'en inciter les salarié·es à la surconsommation numérique ; les jeux vidéo quant à eux restent un phénomène minoritaire, une excuse pour la destruction d'ordinateurs parfaitement fonctionnels. Qualifiez-moi d'optimiste, mais je pense que si je disais à une habitant·e de mon quartier, dans le cours d'une conversation, qu'iel pourrait installer Fedora ou Linux Mint pour sauver l'internet et donc la Troisième Révolution industrielle, mettant ainsi fin au capitalisme de manière non-violente et à la menace environnementale qu'il représente pour l'espèce humaine, pérennisant par ailleurs l'exploration spatiale, iel y manifesterait un certain intérêt. L'usage de Syncthing permet de sauvegarder tous ses fichiers personnels automatiquement, sans fil, en continu, sur son propre matériel, et donc de pouvoir tester GNU/Linux pendant quelques jours ou quelques semaines, avant de revenir sous Windows si on en a besoin.

Enfin, il va sans dire que Facebook joue un rôle dans la destruction de l'internet puisque son modèle le représente pour de nombreux·ses utilisataires : non seulement en ouvrir un onglet implique-t-il le téléchargement de 40 Mo de données, soit un millier de fois cette page web, mais pour ces dernièr·es, l'internet équivaut à « 5 sites web, qui contiennent des captures d'écran des quatre autres ». Or le web est un ensemble interconnecté de documents et certains le sont plus que d'autres, ce dicton ne désignant alors que le web capitaliste, à distinguer du web social (Mastodon, les coopératives) et de l'internet des hackers (majoritairement anglophone, par exemple des tildes). Étant à l'internet ce que les éditions Bayard sont à l'imprimerie, mais également pour de nombreuses personnes à peu près tout ce que l'internet a à offrir, Facebook le dégrade en le faisant passer pour une futilité, si ce n'est pour une nuisance.

Afin de permettre une sortie non-violente et pérenne du capitalisme, et donc afin de garder une planète habitable et d'assurer la pérennité de l'exploration spatiale, avant l'épuisement des matériaux dont elle a besoin, nous devons préserver l'internet. Cela passe par une sortie d'Android, notamment en contribuant (techniquement ou financièrement) à Ubuntu Touch, ainsi que par une sortie des réseaux socio-capitalistes (en se créant un compte Mastodon ou Bonfire) et de Windows (en installant Linux dans la mesure du possible).

1 Dois-je vraiment argumenter l'obsolescence programmée des appareils de marque Apple ? Les batteries des iPhone ne sont pas remplaçables, et lorsqu'il fut prouvé que cette entreprise ralentissait les processeurs en fonction de leur dégradation, elle répondit que c'était pour les préserver. Il y a vraiment le fait de prendre ses responsabilités envers son entourage ou envers son employeur et le fait de prendre ses responsabilités en tant que patron, cadre à des fonctions de direction, actionnaire d'une multinationale envers ses client·es. Concrètement, l'obsolescence programmée chez Apple, c'est appuyer deux fois sur le bouton d'accueil pour ouvrir le multitâche, ne pas avoir de réaction, appuyer dessus une troisième fois pour revenir à l'écran d'accueil, puis voir à quelques secondes d'intervalle l'application se fermer, le dossier auquel elle appartient se fermer, et l'écran revenir au premier « pan » de l'écran d'accueil (on passera sur le fait que cette entreprise a breveté le fait de paginer horizontalement et dans une interface graphique ce qu'Emacs fait verticalement et dans une interface textuelle depuis les années 70, il n'y a pas d'innovation de ce côté-là).

Ce billet est le deuxième du défi #100DaysToOffload.

Une histoire mignonne pour commencer : sur XMPP, dans le salon geminauts@, j'ai fondu un fusible sur les personnes qui mangeaient des œufs industriels, que l'on peut résumer par la phrase suivante : « Si vous n'avez pas les moyens de manger des œufs bio vous n'avez pas les moyens de manger des œufs. » Puis je me suis immédiatement excusée et je m'attendais à un torrent de violence, et en fait non, voici le log :

Gemini Chat: > I'm climbing up the leaderboard to go straight to Hell after I die and I can 100% guarantee you that people eating eggs from industrial farms are banned without warning. This counts as cheating Gemini Chat: Some people can only afford farmed eggs oceane: Then they can't afford eggs oceane: I can eat for an entire week with $15 worth of a mix of rice and seeds, in a single package that I boil for 15 minutes (without counting the sauce and vegetables). It's organic and farmed locally. I also don't get the minimum wage which isn't even enough to live decently in my country. oceane: Meat here is much more expensive, around 6€ for a supermarket rumsteack, i.e. around 18€/week per person for the meat alone (not counting feculents). Like honestly I'm fed up of this “but culturally”/“but people can't afford X” excuse. Animal abuse aside, the planet is burning. oceane: Sorry I'm fed up for reasons that aren't related to this conversation oceane: And acting like a dick, basically Gemini Chat: Haha no worries, we all have our days ben: > I can eat for an entire week with $15 worth of a mix of rice and seeds ben: oceane is secretly a chicken confirmed ben: I understand, of course. Here in Tajikistan development is so poor that people's typical diet is important for nutrition. A lot of people here suffer from malnutrition already to the point where things like meat and eggs are vital and yeah it's what they know how to do / are capable of in their industry and practices. If someone in the world has the opportunity to be vegetarian or vegan then I support them ben: (obviously diet is always important for nutrition; I should think more carefully about what I write lol)

J'y pense régulièrement parce que les gens sur des interfaces qui n'optimisent pas pour l'engagement sont adorables. Je pense vraiment que l'on développe une vision misanthrope de notre entourage si l'on croit que les Réseaux Socio-Capitalistes (RSC) refléteraient une quelconque nature humaine.

En fait, j'y pense parce que c'est trop mignon et qu'avec ma moitié on appelle ce mélange (que j'achète chez Biocoop) « le mélange de poules ». Et je me suis dit « wow, Océane, ton message ressemble à un truc que tu aurais pu lire sur Twitter ». Au nom de mon rôle d'alliée, j'ai partagé pendant des années des messages qui me faisaient du mal, et j'en veux aux personnes qui les écrivaient. Avec mon chéri on sale régulièrement sur les « radfems » de Twitter ; et on peut régulièrement voir des messages touchant vaguement à l'organisation de la société, mais qui ont tous pour point en commun de parler de personnes plutôt que de concepts. La réaction la plus courante est alors de dénigrer ces personnes, de les qualifier de « droitardes », alors que le phénomène me semble en réalité plus complexe qu'il n'y paraît de premier abord. Et si ces personnes étaient avant tout, elles-mêmes, victimes de ces sites web ? Je parlerai d'abord du problème de consentement posé par le web, puis des limitations de signes de ce que l'on publie sur les RSC, avant de montrer que ces limitations peuvent donner lieu à un comportement autoritaire, évoquant le contrôle de l'État sur ses sujets, l'assignation nominale.

Le web n'est pas consensuel

Commençons par une idée assez simple, nos cerveaux s'autorégulent. Le travail du cerveau est d'adapter le comportement de l'être humain à son environnement, et la conscience – tout ce que nous souhaitons, nos rêves, etc. – tout ce que « nous » percevons de « nos » pensées – ne fait que remplir certaines fonctions cognitives. On retourne donc aux interrogations les plus enfantines : ignorant le sujet carthésien et le trouble semé par la psychanalyse (« Pourquoi avons-nous un inconscient ? »), on répond à la question : « Pourquoi pense-t-on ? ». Évidemment, « nous » sommes une fonction cognitive afin d'assurer la croissance et la reproduction de l'organisme. Le cerveau, donc, s'« autorégule » au sens où nous sommes, en principe, capables de faire de nombreuses choses à peu près correctement, parce que nous nous adaptons aux retours de nos environnements. Cette idée n'a rien d'extraordinaire. Mais certaines personnes en semblent incapables dans certaines activités comme l'usage d'un ordinateur ou la fréquentation d'un supermarché, pour des raisons qui touchent notamment à la production industrielle de matières premières alimentaires, face à l'abondance desquelles nos cerveaux n'ont (quasiment) pas de garde-fou. Dans le cadre d'une alimentation de subsistance, ces matières premières sont rares et nécessaires à notre survie, dans un milieu concurrentiel, c'est pourquoi la sélection naturelle a mis la gomme pour nous inciter à les consommer. Dans une société industrielle, nos instincts de survie sont dépassés et seules nos éducations peuvent nous en protéger d'une surconsommation. C'est, je pense, pour cette raison que toutes sortes d'entreprises infantilisent leurs consommateur·ices : par exemple, l'interface d'Android, toute ronde et pétillante, enlève toute rigueur à des utilisateur·ices qui iront naturellement sur leurs téléphones, et sur le web… où Google affiche des publicités. L'interface d'Android sert donc les intérêts de Facebook et de Twitter en servant ceux de Google, qui sont de nous faire passer du temps en ligne, et donc de nous faire passer à côté d'interactions, et de formes de communication et de collaboration, hors ligne. Les civilisations progressant grâce à la communication et à la collaboration de leurs membres, c'est tout notre modèle civilisationnel qui est en jeu. Il en va de même pour l'iconographie médiévale de certains programmes web : une couronne pour lae créateur·ice d'un salon Discord, un bouclier de chevalier pour les modérateur·ices et admins d'un groupe Facebook, etc. Sur un logiciel professionnel, dans un contexte professionnel, ce ne serait pas sérieux. Mais nos enfants se connectent aux services de cette entreprise tous les jours, et nous les invitons nous-mêmes dans des groupes familiaux sur WhatsApp, alors que Signal existe. Cela me terrifie.

Cela me terrifie car le web permet de faire n'importe quelles interfaces, et donc de conditionner notre communication avec des utilisateur·ices à la signature de contrats (leurs CGU) et à l'usage de leurs affordances. Cela pose d'emblée un problème, juridique, de consentement puisque nous signons ces contrats sous la contrainte. Par ailleurs, une liberté absolue de créer des affordances se traduit en une liberté absolue de définition des modalités de communication et donc d'usage de dispositifs de pouvoir (Foucault, 1975), qui permettent de nous faire basculer vers des addictions comportementales. Il s'agira alors de détourner notre autorégulation vers un usage intensif des RSC, et donc vers une double exploitation en tant que producteurices et que consommateurices d'assets en circuit fermé, les RSC ayant de nombreuses propriétés les rapprochant d'institutions totales (Goffman, 1961) : ainsi la création du concept de meme (qui ne sont que des chaînes d'emails), ainsi que d'espaces en ligne et même de sites web dédiés (de la « Neurchisphère » à 9gag) ; celui du concept d'antimeme ; la substitution des mots « post », « publication », ou « billet » par « tweet » ; « mot-clé » par « hashtag », « mot-dièse » ou « mot-croisillon » ; « atteindre son quota » par « être en TL » ; etc. donnent lieu à une obsession pour la forme (et donc au phénomène improprement nommé des « grammars nazis ») et sont surtout des rites de mortification, dépouillant le reclus de son self pour le remplacer par celui de l'institution, et donc pour le rendre plus malléable et plus « programmable ». Si on suit le même auteur (Goffman, 1998), les avatars et les biographies mettent les « faces » de leurs utilisateur·ices, c'est-à-dire leurs parts sociales, sacralisées par la société elle-même, à proximité du profane, le contact entre le sacré et le profane entraînant une souillure, qui ne peut être effacée que par un rite de purification (Durkheim, 1912) (qui peut être aussi simple que des excuses). L'intensité de la proximité d'un grand nombre d'âmes donne lieu à ce que Durkheim nommait, si je me souviens bien de mes cours, une « effervescence », c'est-à-dire un moment de forte sociabilité. Tout sépare ainsi l'usage contrôlé, collectivement, d'un salon XMPP par la retenue des messages publiés (et donc un ratio signal/bruit élevé) ou, individuellement, d'un compte Mastodon par le petit nombre d'abonnements d'un salon Matrix incitant à publier notamment en fonction du débit de messages publiés par autrui ou d'un compte Pleroma dont les utilisateur·ices s'abonneront à peu près à tous les comptes « sympas » qu'iels trouvent, IRC et honk s'opposant à ces deux formes d'usages en n'affichant ni avatar, ni biographie, permettant donc un débit plus élevé sans nécessairement empêcher leurs utilisateur·ices de vivre leurs vies, de remplir leurs responsabilités, ou d'être présent·es pour leurs entourages. Une foule de procédés de ce genre transforme les priorités des utilisateur·ices en une pyramide à deux étages : la satisfaction des besoins d'une poignée d'ayants-droit, investissaires, actionnaires, cadres à des fonctions de direction, etc. est prioritaire sur la satisfaction de l'ensemble de leurs propres besoins, mis à égalité, l'addiction aux RSC les empêchant alors de les prioriser. Le détournement de l'une des fonctions les plus élémentaires de notre cerveau de la satisfaction de nos propres besoins vers celle d'une poignée d'hommes straight, à travers une addiction et donc la production/consommation d'assets, soit le besoin et l'alimentation du besoin chez autrui de consommer des publicités, aura notamment pour effet d'accentuer le plafond de verre et d'amener des personnes déjà fragilisées socialement (en raison de leur origine sociale ou de leur isolement social) ou/et psychiquement, ou/et maltraitées, à « décrocher », à être désaffiliées et donc à tomber dans le mal-logement et la mendicité (chacun de ces paramètres augmentant le risque d'addiction qui en aggrave en retour l'ensemble, afin d'en maintenir les victimes la tête sous l'eau).

C'est très différent concernant le smolnet, car il est basé sur des protocoles ouverts, et donc sur la possibilité pour ses membres de s'y connecter avec n'importe quelle interface. Par exemple, voici quelques interfaces RSS :

Une capture d'écran d'Elfeed. Le logiciel permet de filtrer ses flux sur une base de mots-clés, par exemple dans cette capture d'écran on voit toutes les publications politiques. Une publication ne peut avoir qu'une catégorie mais plusieurs mots-clés, ces derniers permettent donc un filtrage plus puissant.

Une autre capture d'écran de Newsflash. C'est une image statique, très attrayante visuellement. On y voit, de gauche à droite, les catégories de flux, qui contiennent chacune un ou plusieurs flux (ce n'est pas visible sur la capture d'écran car j'ai importé le fichier OPML d'Elfeed), puis l'ensemble des articles dans la catégorie ou le flux, puis l'article en lui-même.

De même que Dino, Gajim, Conversations, et Movim communiquent avec le même protocole, XMPP, Mastodon, Bonfire Networks, et honk fournissent des interfaces (et donc des affordances) très différentes avec le protocole ActivityPub : par exemple, honk ne permet pas de voir les nombres d'abonné·es, de likes, de partages, etc., il n'est donc pas possible d'accepter ou de refuser les demandes d'abonnements. C'est une approche un peu minimaliste. À l'inverse, Bonfire permet de créer des groupes, des tâches (et de les assigner), des événements, ainsi que de vendre des biens et des services, etc. C'est également un logiciel modulaire, conçu pour être étendu. C'est exactement ce que Facebook devrait être, donc si vous aimiez Facebook il y a dix ans, si vous pensez que Frances Haugen a raison, utilisez Bonfire à la place1.

À l'inverse, Gemini offre un langage descriptif délibérément restrictif (le gemtext) et permet donc relativement peu d'affordances, à part la lecture de publications. C'est un protocole très simple, très léger (les billets ne font que quelques kilooctets), et extrêmement apaisant. Mon entourage ne comprend pas que je lise Gemini pour m'endormir parce qu'il croit que l'internet se résume à Instagram ou Twitter, ce qui est bien évidemment faux.

Un autre point important par rapport à ActivityPub est que son modèle permet une vraie modération et donc que les comportements non-consensuels (par exemple de flirter avec des inconnu·es, sans leur consentement) donne lieu à de vraies conséquences : il y a ainsi des liens entre le smolnet et le réseau social associatif (le « Fédivers ») car même si l'idée de smolnet est opposée à celle de réseau social, c'est la même idée d'un internet sécurisé et consensuel. Je ne parle pas pour ActivityPub où on trouve beaucoup. de contenus sexuels, sérieusement, en publiant vous devez présumer que des personnes mineures vous liront, surtout en sachant qu'Instagram fait tout un foin sur le bannissement de la nudité féminine pour ne pas choquer la famille blanche nord-américaine typique et par prédation envers nos enfants ; mais je pense que si vous voulez lâcher vos enfants quelque part sur l'internet vous pouvez le faire sur le smolnet.

Le problème du web me paraît donc être un problème de consentement, celui de la signature de contrats et de devoir communiquer ou accéder à des informations selon des modalités inégalitaires, et être fondamentalement celui du capitalisme. Il y a sans doute lieu d'opposer l'internet « indé », celui des hackers, majoritairement anglophone, ainsi que le web des coopératives et l'archipel de différents milieux associatifs (logiciels libres, conservation du patrimoine, etc.), dont les hyperliens dessinent la libre association, au web capitaliste, celui des Gafams, qui représente à mon sens le principal danger sur le web. Son principal défaut social est bien de prêter le flanc à des capitalistes comme Dorsey et Zuckerberg, d'où sans doute sa promotion par Microsoft (au détriment, par exemple, de Gopher). Le percevoir comme la seule interface avec l'internet revient à et implique d'ignorer que la plupart des systèmes Unix disposent de programmes dédiés à l'installation des paquets, qui sont maintenus, patchés, et mis à jour par des bénévoles (à l'exception, en plus de Windows, de macOS, leurs gestionnaires de paquets étant maintenus par des développeurs tiers).

Le gestionnaire de paquets de Fedora, « Logiciels ». Il m'indique que tout est à jour.

On en vient au problème du militantisme sur Twitter. C'est un problème (1) lié aux limitations de signes (2) qui amènent à parler de personnes plutôt que de concepts, ce qui est, je pense, un comportement autoritaire.

Maltraitance, limitations de signes, et assignation nominale

Tous les RSC sont plus ou moins discrètement limités en nombres de signes. Twitter était limité à 140 signes, il l'est maintenant à 280. Les stories Instagram doivent tenir sur un écran de téléphone, et sont donc limitées en taille. Les utilisateur·ices accro à Facebook ne lisent pas des pages mais des commentaires, c'est plus rentable, en termes de likes. Les commentaires ont une limite dure à quelques milliers de signes, et de toute façon, à quoi bon développer un concept dans un commentaire d'une publication qui sera enterrée dans quelques jours ?

Cela tient avant tout au fait que les RSC sont une arnaque, ou plutôt une forme de maltraitance, que j'appelle « maltraitance de marché ». La seule différence, à ma connaissance, est le caractère prolongé de la relation entre la victime et l'escroc. Le web permet une maltraitance de marché massive et pyramidale. Qu'il s'agisse d'une arnaque ou de maltraitance, le criminel ne veut pas que sa victime prenne de recul par rapport à ce qui se passe ; les réseaux sociaux étant un mode de communication et, dans le contexte d'une addiction, le mode de communication privilégié de leurs victimes, ils peuvent judicieusement réduire le nombre de signes pour les empêcher de développer des concepts.

De manière générale, une personne accro fera tout pour satisfaire son addiction, et y pensera constamment. Les limitations de signes sur les RSC ne limitent pas seulement la taille des messages lus mais également la taille des messages que l'on peut publier pour satisfaire son addiction et donc de ce que l'on peut penser. Peu après avoir supprimé mon compte Twitter, je me suis rendu compte que je faisais attention à penser par « blocs » de 280 signes.

Or créer un concept revient à mettre un mot ou une expression sur un point commun à un ensemble de phénomènes apparemment hétérogènes. Lorsque je parle de « maltraitance de classe », je veux dire premièrement que l'on évite souvent ce terme (on parle de « harcèlement scolaire », de « violences conjugales », de « cancel culture »), ce qui empêche justement une conceptualisation : que ces phénomènes ont-ils en lien ? Ensuite qu'ils ont pour point commun une origine dans les rapports de production, dans les conditions de travail, dans le financement des services publics (et donc les impôts des riches), etc. Les enfants sont maltraité·es à l'école car cette dernière est sous-financée ; certains métiers sont peu attractifs et on y recrute un peu n'importe qui, malgré mon respect pour la plupart de mes profs. Dans une cour de récréation, on lâche quelques centaines d'élèves sous la surveillance d'une demi-douzaine de personnels, ce qui résume la prétention éducative de l'Éducation nationale à l'acquisition de connaissances et à l'apprentissage de la soumission à l'autorité. L'enquête Guizot de 1833 interrogeait le rayonnement du maître dans son village ; les miens, en primaire, fumaient des cigarettes assis sur des chaises. De même, il va sans dire qu'une réduction des allocations familiales, ou une radiation de Pôle Emploi, chez une mère qui après un travail drainant va chercher ses enfants à la garderie et les emmène faire les courses dans un supermarché bondé et labyrinthique donnera lieu à de la négligence et à des abus ; cette pauvre mère est elle-même maltraitée administrativement et ne peut pas être constamment présente pour ses enfants. Elle a besoin de se reposer et pourra être violente ou négligente envers eux ne serait-ce que pour pouvoir assurer ses propres besoins les plus primaires – hygiène, alimentation, etc. – et donc les leurs. Sans parler de son devoir de leurs faire faire leurs devoirs, et ça aura des conséquences graves, mais ce n'est pas de sa faute, c'est celle des ultra-riches, qui ont fait élire un proto-fasciste notamment pour supprimer l'ISF (et organiser une surveillance accrue de la population, pour passer le flambeau à Gabriac, ou à une junte militaire, en cas de mouvement social difficilement gérable). De même, les violences conjugales sont une forme de maltraitance que l'on gagnerait à mettre en lien avec la maltraitance administrative, professionnelle, éducative, et familiale (et donc la maltraitance administrative, professionnelle, éducative, et familiale des parents) du conjoint violent. Même dans les cas où il ne s'agit pas d'un pauvre diable mais d'un manipulateur aguerri, j'en ai hébergé un et il ne pouvait pas s'empêcher de parler de sa mère, de manière incohérente, peut-être pour me manipuler mais aussi de manière sporadique, très spontanée, très peu liée à la mienne, et vraisemblablement par besoin d'exprimer quelque chose. Le sadisme en lui-même peut venir d'une expression systématisée et radicalisée de la culpabilisation qui accompagne souvent la maltraitance, à la fois comme technique de manipulation et comme moyen de se soulager de sa propre culpabilité en la faisant porter symboliquement à sa victime. Toutes ces (les ?) formes de maltraitance semblent donc être en réalité une réaction en chaîne à des choses très simples comme le néolibéralisme ou les intérêts de classe de la classe dominante.

Comme vous pouvez le voir, ça prend de la place. Il serait impossible (et futile) de développer ce concept sur Facebook, il est cependant possible de me lire sur ActivityPub, par exemple depuis Mastodon. Les RSC nous incitent donc à parler de personnes, plutôt que d'idées, et on entre dans le problème de l'assignation nominale.

L'assignation nominale est un concept évoqué par Bourdieu dans « L'illusion biographique » (Bourdieu, 1986). Il la définit comme l'illusion de la cohérence d'un même individu, par son nom, dans toute sa biographie à des moments et dans des contextes très différents. L'article est très intéressant et comme d'habitude venant de Bourdieu, très bien écrit ; il y explique notamment que « Comme l'indique Alain Robbe-Grillet, « l'avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte : le réel est discontinu, formé d'éléments juxtaposés sans raison dont chacun est unique, d'autant plus difficiles à saisir qu'ils surgissent de façon sans cesse imprévue, hors de propos, aléatoire » (2). »

Si on suit cet article, l'assignation nominale n'a aucun fondement scientifique et sert selon moi à assurer le contrôle de l'État (et du capitalisme d'État) sur ses sujets à travers le CV. et le casier judiciaire ; on y retrouve une idée d'élection ou de jugement des âmes, de perpétuation de la vie après la mort pour les parents qui élèvent « bien » leurs enfants. Pour moi l'assignation nominale est un procédé fondamentalement autoritaire, une manière de nous contrôler, qui passe par les contrôles de connaissances et les examens, les concours aux grandes écoles, les opportunités de carrière, les preuves de recherche active d'emploi… Ainsi que toutes les formes de délit de faciès – contrôles d'identité, fouilles, intimidations, présence de la BAC dans les cités ouvrières (c'est-à-dire, en réalité, construites pour l'immigration algérienne), etc. – qui donnent lieu à une surpénalisation des Français·es afrodescendant·es. On retrouve dans l'assignation nominale des éléments de maltraitance – notamment de racialisation – et une idée fondamentale de contrôle.

Les limitations de signes sur les réseaux sociaux n'étant qu'une stratégie de maltraitance parmi d'autres pour empêcher leurs victimes de conceptualiser ce qui leur arrive, et ces personnes, étant maltraitées, dépendant notamment de l'intensité d'une relation abusive, elles tendront à accepter et à partager circulairement (et compulsivement) des schémas narratifs centrés autour de personnes plutôt que de concepts. Selon ces personnes, le problème n'est ainsi pas le présidentialisme (Edwy Plenel) mais « Foutriquet » (Michel Onfray). La personnification de problèmes organisationnels et collectifs est ainsi fondamentalement autoritaire, dans le mode de communication même : lorsque Marine Le Pen parle de « dédiabolisation » de son parti, elle réduit le débat à une question de nom propre, la diabolisation ou non de son parti politique, fermant le débat à des réflexions conceptuelles sur le fascisme, le totalitarisme, l'autoritarisme, et l'extrême-droite… qui furent des victoires sémantiques cruciales des antifascistes – militant·es, historien·nes, littéraires, politicien·nes, etc. – nous ayant précédé·es. Personnifier les problèmes de la Cinquième République en un schéma narratif de haine envers nos personnalités publiques, c'est réduire ses ambitions à l'élection d'un·e politicien·ne pas trop corrompu·e, malgré la Constitution française, au lieu de vouloir réformer cette dernière. Il n'y a rien de moins anticapitaliste que de personnifier le problème du capitalisme en les personnes des milliardaires et c'est pourtant ce que font de nombreux·ses « militant·es » piégé·es sur les réseaux sociaux, à cause d'une addiction elle-même nourrie par des circonstances hors ligne et plus généralement par des cadres sociaux, parfois comme coping mechanism.

L'assignation nominale est également un écueil pour tout proche de personne handicapée mentale car il s'agit alors de la personnification, en la personne handicapée mentale, de problèmes de santé dont elle ne dépend pas et qui sont largement produits par la société et par notre « modèle » économique. Cela impliquera souvent de la maltraitance ainsi qu'une culpabilisation de la personne malade pour les raisons évoquées plus haut, et la personne pensera donc mériter d'être maltraitée (et pourra se punir pour son handicap). La maltraitance de classe au final repose dans son ensemble sur l'assignation nominale et on pourrait même dire qu'elle serait un mal nécessaire, que l'on pourrait au mieux limiter politiquement, par des politiques progressistes, pour que cette dernière remplisse l'ensemble de ses fonctions. De nombreuses victimes de maltraitance expriment donc une sorte de culpabilité « personnelle », « essentielle », ou « ontologique », notamment en s'autorégulant à travers un syndrome de La Tourette ainsi qu'à travers des tics comme des claquements et mouvements de doigts, des expressions faciales, des ritualisations, des « jeux » que des psychiatres pourront expliquer par des troubles psychotiques, etc.

Mais dans le contexte d'addiction à une performance autobiographique et fortement normative caractérisant les RSC, ces personnes pourront elles-mêmes verser dans l'assignation nominale d'autrui, à des fins plus ou moins conscientisées de contrôle et de maltraitance des sujets déviants. Cela s'inscrit notamment dans un contexte de naturalisation des affordances des RSC et des normes qu'elles imposent par leur caractère addictif et leur ubiquité, leur insertion dans notre vie quotidienne en tant qu'habitudes les y insère et leur en confère le caractère souverain, le conflit entre les normes des RSC (déviantes) et celles de la vie quotidienne (normales) étant résolu, par la fuite de maltraitance hors ligne dans des « espaces » abusifs mais addictifs, par la prévalence de celles de ces derniers (Berger et Luckmann, 1986). Or les RSC reposent sur une addiction à l'attention d'autrui, et sont conçus pour la rendre en moyenne insuffisante pour assouvir les besoins de leurs victimes, ce qui en rend l'accès concurrentiel à la fois envers d'autres utilisateur·ices mais aussi envers la personne dont on veut l'attention – il y a inséparablement une part de prédation dans l'addiction aux RSC. Or ces derniers nous fournissent des affordances pour obtenir cette attention en provoquant chez autrui un sentiment de danger, ce qui peut également passer par des souillures, notamment lorsque la victime s'échappe2 ; ce sentiment de danger (et ces souillures) sera donc naturalisé comme un comportement « normal » à avoir, en particulier auprès des personnes dont les victimes des RSC souhaitent le plus avoir l'attention, c'est-à-dire leurs proches. Sans doute l'assignation nominale est-elle constitutive de la maltraitance des proches des victimes des RSC mais on peut également l'imaginer être une tentative molle et un peu désespérée d'obtenir celle d'inconnu·es ou de proches en parlant de ces inconnu·es.

C'est un phénomène que l'on retrouve notamment dans le milieu militant étudiant, dont certaines organisations recrutent malheureusement des victimes des RSC, et qui concerne plus particulièrement un syndicat dans lequel j'ai été, puisqu'il était horizontal et démocratique : entre un tiers et la moitié de mes camarades étaient accro aux RSC et donc maltraité·es, et versaient donc dans ces comportements qui n'étaient pas seulement politiquement stériles, ils étaient en réalité et en pratique proches de l'extrême-droite et neutralisés par les groupes environnants. Mentionnons aussi que le militantisme est une pratique collective et que la maltraitance fait logiquement et de manière compréhensible adopter un principe de méfiance vis-à-vis d'autrui (qui peut se systématiser sous la forme irrationnelle d'une paranoïa), ce qui empêchera l'organisation collective, au sein de l'organisation et avec d'autres organisations, et donc la pratique militante elle-même – en plus de faire adopter des pratiques de maltraitance au sein de l'organisation ; une syndicalistes a ainsi dit en plaisantant qu'elles avaient encore fait partir « un con », et qu'elles devraient peut-être présenter un texte en congrès pour faire adopter cette pratique. Ce n'est qu'un exemple des différentes manières par lesquelles les RSC peuvent pourrir le militantisme, mais c'est aussi une démonstration du caractère justement conceptuel et systémique, plutôt que personnel de la maltraitance numérique (plutôt que « harcèlement en ligne » ou pire, « cancel culture »). À travers cette étude de cas sur l'assignation nominale, nous avons vu que la « cancel culture », comme les « violences conjugales » ou le « harcèlement scolaire » (qui n'est que l'une des formes que peut prendre la maltraitance scolaire) s'originent dans les rapports de production et peuvent alors être caractérisés comme des formes de maltraitance de classe, c'est-à-dire de la maltraitance que notre camp social et surtout ses membres les plus précarisé·es subissent de politiques sociales poussées par une infime minorité d'ultra-riches. Comme souvent l'extrême-droite (c'est-à-dire l'incarnation la plus politiquement répressive du patronat) prétend combattre ce qu'elle est réellement et être ce qu'elle combat, rejetant la responsabilité de cette maltraitance sur ses victimes, « harceleurs » de 13 ans ou « wokisme » débridé. Enfin, nous avons vu le caractère autoritaire de l'assignation nominale proprement dite, promue par les médias bourgeois et par l'extrême-droite elle-même, qui diffracte des situations homogènes – le totalitarisme, l'élection – en une pluralité d'éléments apparemment hétérogènes, et qui mène à la maltraitance de nos entourages, notamment de personnes handicapées mentales.

Le cycle est désormais apparent et il nous appartient de le briser, de le visibiliser, de l'étiqueter (Becker, 1963).

Références

Becker H.S., 1963, Outsiders: studies in the sociology of deviance, New ed., New York, NY, Free, 215 p. Berger P.L., Luckmann T., 1986, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksieck (Sociétés). Bourdieu P., 1986, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62, 1, p. 69‑72. Durkheim É., 1912, Les formes élémentaires de la vie religieuse: le système totémique en australie, 5. éd, [Nachdr.], Paris, Puf (Quadrige), 647 p. Foucault M., 1975, Surveiller et punir: naissance de la prison, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires). Goffman E., 1961, Asiles. étude sur la condition sociale des malades mentaux, Éditions de Minuit (Le sens commun), 452 p. Goffman E., 1998, Les rites d’interaction, Paris, Ed. de Minuit (Le sens commun), 230 p.

Notes

1 Je reste sur des objets de type Note, et pas de type Article, bien que Bonfire Networks soit censé permettre à terme de publier avec ces deux types, de même par exemple que microblog.pub, mais Write.As permet de publier des objets de type Article et peut donc être lu depuis Mastodon et afficher les réponses (de type Note) en tant que commentaire. 2 Il existe un tag group sur Facebook nommé « This isn't an airport, no need to announce your departure ». Je pense notamment à un admin du groupe Neurchi de mon université, Lyon 2, l'ayant mentionné lorsqu'une étudiante a dit – le plus poliment possible mais déjà sur la défensive – que la modération de ce groupe ne lui convenait pas et qu'elle le quittait.

Ce billet est le premier du défi #100DaysToOffload. L'objectif est de publier 100 billets en une année. Celui-ci fait 5000 mots et m'a pris trois jours, ça va être baroque. Il est également disponible au format PDF.