Océane

Dans « L'homme pluriel » (Lahire, 1996), une institution totale (concept goffmanien (Goffman, 1961)) est définie par l'isolement de ses membres au milieu d'une société différenciée. Goffman lui-même définit l'entrée en institution totale par des « rites de mortification » : des rites de dépouillement du self du nouveau membre, comme le montre le début du film Full Metal Jacket où de nouveaux militaires se font raser, avant de se faire pourrir par un officier.

Sur les réseaux sociaux, la stupidité de certaines « communautés » (caractérisées par une absence de coprésence) peut être expliquée par ce concept : l'addiction des utilisateur·ices les isole d'une société différenciée, chez elleux, devant leurs ordinateurs ou sur leurs téléphones. Il s'agit d'une minorité de personnes, mais numériquement sous-estimée notamment car elle a honte et car elle se cache pour assouvir son addiction. Ces personnes tombent dans une double exploitation : en tant que productrices et que consommatrices intensives d'assets et donc génératrices, à ce double titre, d'encarts publicitaires ; c'est ainsi qu'elles tendent à consommer de manière quasiment exclusive des contenus basés sur les leurs, et à produire des contenus basés sur ceux de leurs pairs, de manière circulaire et sans références à des événements réels, dans une forme d'« autopropagande1 par le vide ».

Tout semble être fait pour rendre leur expérience analogue à celle des institutions totales : de ce point de vue, parler de « tweets » (plutôt que de « posts ») ou communiquer sous forme de « threads » ressemble, comme de nombreux aspects culturels propres à certains réseaux sociaux, à des rites de mortification. Tout semble également fait pour empêcher ces personnes de prendre le recul dont elles ont besoin par rapport à la situation d'arnaque dans laquelle elles sont : si des journalistes peuvent faire des fils sur Twitter ou même sur Mastodon, il s'agit d'une minorité de personnes vivant justement de leurs écrits. Ce n'est pas la situation de la plupart des utilisateur·ices de Twitter. Au contraire, le raccourcissement plus ou moins discret des messages (de la limitation de caractères aux dimensions limitées d'une story Instagram), en plus d'être de ce point de vue un rite de mortification et d'inciter aux messages les plus « engageants », à la remarque incisive, voire au clash – dans un contexte d'attention délibérément raréfiée pour être en moyenne insuffisante par rapport aux besoins des personnes accro, et donc de concurrence pour notre attention –, c'est-à-dire à des messages provoquant la peur, la colère, et la haine, les empêche tout simplement, comme le déclassement des hyperliens externes, de prendre du recul par rapport à cette situation.

Le succès du courant cyberpunk sur les réseaux sociaux s'explique ainsi évidemment car les réseaux sociaux sont des produits vendant à des investissaires notre temps et nos émotions, ce qui apparaît comme un point d'étape vers la réalisation de sa sombre prophétie, donc à travers ce courant on aimerait que le grand public se rende compte de ce qui nous arrive, ensuite car il s'agit d'une dystopie et car il est plus facile de s'y identifier, en (mettons) 500 signes, qu'à une utopie. Si on lit « La société du spectacle » (Debord, 1967), on se rend notamment compte que l'économie politique a dégradé l'être en avoir, et que depuis la moitié du XXe siècle cet avoir s'est encore dégradé en paraître. Les réseaux sociaux en sont un archétype : dans le contexte où l'on tente justement de s'en servir pour rompre avec l'isolement et pour rencontrer des inconnu·es, on n'interagit pas avec des personnes mais avec des personas, avec des mises en scène de leurs existences. Prendre le réel tel qu'il nous est donné pour le réel lui-même, c'est ce qui caractérise l'enfance, et c'est également ce qui caractérise le mode de propagande bourgeoise de répétition d'un message, que l'on peut retrouver, avec un contenu de gauche, sur les réseaux sociaux et malgré leur modèle ; le militantisme, l'âge adulte, c'est tenter de rapprocher l'état actuel du monde de ce qu'il devrait être2, c'est des utopies, des rêveries déterminées, qu'il est comparativement plus difficile de susciter en quelques dizaines de mots.

Comment éviter une expérience totalitaire ? En utilisant les réseaux sociaux pour communiquer avec des personnes que l'on connaît AFK. C'est mon chéri qui m'a fait remarquer que j'utilisais les réseaux sociaux pour interagir avec des personnes que je ne connaissais pas, tandis que son propre usage lui paraissait en tout cas plus sain et contrôlé que le mien. C'est logique si l'on considère qu'utiliser un réseau social avec des personnes que l'on connaît devrait nous protéger de l'isolement qui caractérise les institutions totales.

Plus généralement, cela peut être par un usage intentionnel du numérique, qui peut être atteint de cette manière ou en fréquentant des communautés d'intérêt telles que (en informatique) les tildes et des associations de logiciels libres, des communautés de jeux de société et de jeux vidéo, ou alors qui tournent autour de la nature et des animaux, tout ce qui tourne autour de la slow life (tricot, slow food, économie circulaire), etc.

Bibliographie

Debord G., 1967, La société du spectacle, Buchet/Chastel, 106 boulevard du Montparnasse, Paris, 221 p. Goffman E., 1961, Asiles. étude sur la condition sociale des malades mentaux, Éditions de Minuit (Le sens commun), 452 p. Lahire B., 1996, L’homme pluriel. les ressorts de l’action, Lyon, Fayard (Pluriel), 271 p.

Notes

1 Cf. https://www.arte.tv/en/videos/085801-008-A/dopamine-8-8/.

2 Cf. https://www.arte.tv/fr/videos/108567-012-A/peut-on-grandir-sans-se-trahir/. On exclut de cette analyse la haute bourgeoisie, car (1) de sa position sociale, le monde devrait être ce qu'il était au XIXe siècle, (2) on sait de longue date que cette classe sociale n'est qu'une enfance prolongée. Ce qui s'est déployé lors du couronnement du roi Charles était avant tout le caractère profondément infantile de la royauté.

Je crois qu'on a à peu près tou·tes vu cette affiche transphobe de L'Express, digne d'un meme de Donald Trump : un photomontage de l'Homme de Vitruve cachant sa bouche, ses yeux, et ses oreilles, titré « Les nouveaux obscurantistes. Sous couvert d'idéologie, ils nient la biologie ». Le message est transphobe, misogyne, et stupide : la recherche en sciences humaines et sociales, et notamment en sociologie, nierait la biologie et notamment les différences « biologiques » (ou « d'essence ») entre les sexes. Précisons d'abord que la sociologie a bien conscience de la biologie, et que les approches dispositionnelles peuvent être mises en lien avec le fonctionnement du cerveau de manière assez évidente, elle diffère plus des sciences cognitives en termes de perspective et d'outils de recueil de données qu'en termes d'objet. Ensuite, s'il y a eu des courants en biologie étudiant les différences cognitives selon le sexe (ou la race), ils sont désormais minoritaires (au sein de leur discipline) ; quant à un magazine impliquant que les connaissances scientifiques seraient données une fois pour toutes et indiscutables… Je n'ai pas les mots, je trouve ça sincèrement dégoûtant. Des implications de ce mode de pensée sont par exemple que les hommes seraient violents à cause de leur testostérone, ce qui leur fournirait des excuses lorsqu'ils sont violents, et indiquerait également que leurs situations pourraient être sans espoir, ou dans leur « nature », ce qui est parfaitement faux : certains hommes sont violents car ils sont eux-mêmes victimes de violences, d'autres parce qu'ils aiment ça. Enfin, soulignons que L'Express n'est lu que par 200,000 personnes, soit un·e français·e sur 350 (bien qu'il soit subventionné et que ses journalistes vivent en réalité d'aides de l'État, ce qui devient problématique lorsqu'on fait des Unes de cet acabit) : le contenu de ce numéro pouvait être intéressant par moments mais il ne concerne qu'un profil de lecteur·ices sans doute bien connu et défini, disposant d'un capital économique et d'un capital culturel bien identifiés, on est donc face à une affiche de propagande privée (L'Express appartient à Patrick Drahi) mais financée par l'État français, ciblant l'ensemble de la population.

Je me suis donc posé la question : aujourd'hui, qu'est-ce que l'obscurantisme ? Comme chacun le sait, on doit ce terme aux Lumières, qui se représentaient elles-mêmes comme perçant les nuages de l'obscurantisme. La diffusion de leurs écrits (dont le plus volumineux est sans doute leur Encyclopédie) est due à l'imprimerie, leur progressisme libéral en était donc techniquement tributaire. Or une invention similaire a vu le jour dans les années 70 : l'internet. L'obscurantisme, désormais, se manifeste lorsque la classe sociale qui a pris le pouvoir monarchique1, la classe bourgeoise, tente de nous détourner du pouvoir socialement transformateur de l'internet. Il se déploie dans toute sa violence lorsqu'une poignée de cadres à des postes de direction conçoit des modèles de téléphones et d'ordinateurs obsolescents et non-réparables, nous forçant à les remplacer tous les 2 à 5 ans, ce qui tend à nous faire épuiser les minerais rares dont on a besoin pour les produire. Mais il s'agit aussi d'une classe statistiquement minoritaire, dissimulant ses intérêts politiques à ce que l'on utilise les réseaux sociaux, une technologie de communication qui, pour les français·es les plus violenté·es par les rapports de production, ne sont qu'un piège, qu'une forme de communication anti-sociale, addictive, et même dangereuse, pour que leur publicité dissimulée les fasse paraître d'autant plus légitimes.

Voir aussi : Votre usage des réseaux sociaux correspond-il à une institution totale ?

Enfin, la Révolution française est la première révolution bourgeoise au sens où elle a permis à la classe féodale bourgeoise de prendre le pouvoir des nobles (notamment en les faisant guillotiner). Le modèle de la démocratie représentative reposait notamment sur le journalisme pour faire représenter les intérêts des Français les plus riches au gouvernement et au Parlement. Le siècle suivant, les ouvrièr·es ont développé des revendications socialistes et, aujourd'hui, l'internet rend une démocratie directe tout à fait accessible. L'obscurantisme, c'est aujourd'hui s'opposer, comme au XVIIIe siècle, à toute forme de progrès social, et notamment dans la dimension politique la plus déterminante, notre régime politique. Par quoi remplacer la Ve République ? Par une démocratie parlementaire ? Par une démocratie directe ? Par un réseau fédéré de communes autonomes ? Comment amener les Français·es à prendre par elleux-mêmes les décisions qui leur importe réellement ? Se sent-on exercer un grand pouvoir politique en voyant des tentes sous un pont, laisserait-on ces personnes dormir dehors si nous pouvions mobiliser les ressources économiques de l'État ?

Notes

1 Le programme libéral de la Révolution visait, et vise toujours, à associer les intérêts des travailleur·euses (privé·es de la propriété des moyens de production) à ceux des entrepreneurs : c'est une relation dialectique dont une synthèse peut être les coopératives, soit la propriété collective de l'entreprise et donc des moyens de production.

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