Le progrès est un processus de co-construction pluraliste

Co-construction ?

Le progrès est un processus lent, obtenu avec des moyens relativement pauvres, pour lesquels il faut lutter. Le manque de moyens fait que contrairement à la recherche réalisée par Facebook par exemple, bénéficiant de milliards d'euros de budget, faisant l'économie du consentement des sujets, et avant tout à des fins économiques, on construit des « blocs » qui s'en appuient sur d'autres, et qui serviront de base à de futurs développements. Par exemple, c'est sur la base de luttes sociales (pour vivre et nous organiser librement, sans tutelle) comme la création des syndicats, organes incontournables d'une démocratie en bonne santé, que l'on lutte pour garder un autre acquis incontournable, la sécurité sociale, fruit de près d'un siècle de travail syndical et parlementaire. Un enjeu parmi d'autres a été de savoir si la sécurité sociale devait être payée par les impôts ou si elle devait faire l'objet d'une souscription obligatoire : c'est le salaire secondaire, le salaire « brut », par lequel les travailleur·euses paient pour leurs soins médicaux, leurs retraites, et leur chômage. Cet argent n'est pas « reversé » par le patron mais pris sur le salaire de læ salarié·e, afin que l'accès aux soins ne soit pas une aumône mais un droit, pour lequel les salarié·es paient ; en d'autres termes, la sécurité sociale est directement financée par le salaire secondaire (Castel, 1995). Pour rester dans le champ des luttes syndicales, c'est sur la base d'une réduction du temps de travail que les travailleur·euses peuvent prendre quelques heures par semaine pour défendre leurs droits, faire des campagnes de communication, défendre des salarié·es contre du harcèlement sexuel, etc.

Pluraliste ?

Mais ces « blocs » ne sont en réalité pas confinés à un champ, notamment car il y a exactement une communauté s'opposant au progrès, dont les intérêts économiques s'opposent à la fois au féminisme, à l'antiracisme, au droit du travail, aux droits des personnes handicapées, LGBTQIA+, etc. Une victoire, par exemple, pour les droits des mineurs isolés à Lyon fait partie de ce processus où se mêlent progrès économique, écologie, logiciels libres, etc. Par exemple, la FSF est nulle en communication, et c'est dramatique, parce que les logiciels libres sont capitaux pour un droit aussi élémentaire et fondamental que celui aux correspondances privées ; seul un logiciel libre peut garantir que l'organisation qui développe mon système d'exploitation ne pourra pas mettre en place de porte dérobée pour écouter mes communications. Il est bien sûr possible de pirater un système d'exploitation libre, mais s'agissant de Linux on parle de failles de sécurité à plusieurs millions d'euros, que l'on peut comparer à une simple requête auprès de la cour FOSTA pour que Microsoft me mette sur écoute (de mémoire, de l'ordre de 5000-7000 par an pour la France). Les logiciels libres sont donc aussi primordiaux pour les droits syndicaux que pour le droit à l'avortement, ou même le droit à l'information (et donc la liberté de se renseigner sans être surveillé·e, via le navigateur Tor. Mais si les libertés syndicales dépendent notamment des logiciels libres, ceux-ci sont eux-mêmes un processus de co-construction où se mêlent bibliothèques graphiques et de chiffrement, cyphers, publications scientifiques, logiciels grand public, etc.

De même, c'est évidemment grâce aux victoires syndicales et parlementaires, notamment des socialistes comme Jean Jaurès, pour la sécurité sociale que l'avortement est remboursé ; en d'autres termes, les menaces actuelles sur la sécurité sociale sont aussi une menace sur le droit à l'avortement. Défendre la sécurité sociale est autant un enjeu féministe qu'antiraciste et populaire, puisque les professions les moins qualifiées sont aussi les plus pénibles (cf. par exemple « Des corps en apprentissage. Effets de classe et de genre dans les métiers de l’automobile et de la coiffure » (Denave et Renard, 2019)).

Ce pluralisme signifie notamment que voter est une action politique importante, par exemple l'opposition à ACTA a réussi car des acteurs divers, artistes, parlementaires, activistes, ont associé leurs efforts. Le crétinisme parlementaire dont parlait Marx (Marx, 1852) renvoyait à la croyance, chez les parlementaires, que la politique se réduisait à leur travail, pas à son inutilité. Des électaires citoyennistes peuvent être un peu ridicules et insupportables, surtout sur les RSC (où tout monte en épingle très vite, d'autant plus dans un contexte d'élections à un tour, ou dans un régime présidentiel), ce qui n'est pas une raison pour dénigrer le travail de militant·es encarté·es dans des partis politiques. Ce travail est important, mais la Constitution française est conçue pour en réduire les effets, et il faut donc au contraire diversifier la pluralité des actaires politiques, favoriser la communication entre organisations, etc. Cela veut aussi dire que l'on devra collaborer avec des groupes avec lesquels on ne sera pas forcément toujours d'accord, c'est même l'objet de ce blog – politiser le numérique dans deux milieux relativement séparés, à cause de la FSF –, par exemple avec des gilets jaunes dont certain·es membres ne seront pas déconstruit·es, mais seront quand même matraité·es par le gouvernement et auront des intérêts de classe convergents avec les nôtres. Il faut donc se débarrasser d'une sorte de recherche élitiste de la pureté politique, de camarades « totalement safe » sur la question du moment, recherche qui rend par ailleurs compte d'une très problématique hiérarchisation des luttes1. Cela veut enfin dire qu'il est facile de courageusement critiquer, depuis son canapé, des mouvements certes imparfaits mais ayant le mérite d'exister pour sauver notre espèce d'un génocide climatique.

Une note sur la Constitution française

La Constitution française semble construite contre la gauche, et donc favoriser l'émergence d'individus autoritaires, mais aussi incontrôlables, non-fiables, ce qui fait qu'elle n'atteint pas ses objectifs de stabilité politique. Un exemple simple peut être le mode de scrutin des élections législatives, par département, accordant une part disproportionnée à la campagne (par rapport à la population globale) et donc à un électorat majoritairement à droite. Un autre est la multiplication des scrutins pour arriver à la présidence de la République : d'abord au sein du parti, lors des primaires ; puis au premier et au second tour. Les élections au sein des partis encouragent à faire campagne contre ses camarades, et favorisent donc un profil individualiste et autoritaire. De même, le principal parti à gauche, La France Insoumise (LFI), est piloté par un homme politique autoritaire, critiqué pour ses propos sur les réfugié·es… et a notamment fait défaut au partage des circonscriptions entre les principaux partis de gauche : alors qu'ils se sont tous retenus de présenter des listes dans les circonscriptions de leurs allié·es, LFI en a posé partout et a donc obtenu plus de sièges. La Constitution française encourage la trahison, et c'est en trahissant que LFI a pu devenir une force contre Les Républicains (LR), La République En Marche (LREM), et le principal parti fasciste français, le Front National.

Il ne s'agit pas à travers cet exemple d'étudier la situation de la gauche parlementaire mais la situation de la représentation politique globale (populaire comme bourgeoise) en France. En encourageant à la défection, en dégradant la collaboration entre les politicien·nes, la Constitution de la Cinquième République renforce un effet de déformation par le capital économique, que l'on a pu constater avec l'élection d'Emmanuel Macron, soutenu par des milliardaires, notamment à travers leurs médias (L'Express, TF1, BFMTV, etc.), et par des financements opaques, venant notamment de la City de Londres. De tel·les politicien·nes, en retour, baissent les financements de la recherche, de l'éducation, etc.

Références

Castel R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale: une chronique du salariat, Paris, Fayard (L’espace du politique), 490 p. Denave S., Renard F., 2019, « Des corps en apprentissage. effets de classe et de genre dans les métiers de l’automobile et de la coiffure », Nouvelles questions féministes, Vol. 38, 2, p. 68‑84. Marx K., 1852, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

1 Par exemple, je suis handicapée et trans, et je me sens bien plus acceptée dans le milieu militant depuis que j'ai fait mon coming out en tant que femme trans. De même, je ne serai jamais totalement d'accord avec un milieu militant quasiment absent lorsque des mineur·es isolé·es crient au mégaphone, à la Métropole de Lyon, « je dors dans la rue », « je veux aller à l'école », etc.

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