Le piège du repli identitaire à « gauche »

J'ai tenté de définir symétriquement la gauche et la droite, juste ici. C'est un peu difficile car cette catégorie est avant tout empirique et politique, et pas abstraite ou formellement « pure », comme par exemple le type-idéal de l'institution totale. En particulier, cette catégorie me paraît problématique, parfois pertinente, mais clairement insuffisante.

Le premier problème est que la gauche est une catégorie auto-revendiquée (de victimes d'une agression, par la bourgeoisie). En France, cette catégorie est particulièrement blanche, à l'exclusion des victimes de racisme : l'intégration des habitant·es de cité reste à faire, et à quelques exceptions près les blanc·hes sont globalement absent·es des rassemblements en faveur des réfugié·es, notamment sans-papiers. Je suis évidemment très déçue par « mon camp social » (mais pas celui des autres) lorsque des réfugié·es mineur·es crient « je dors dans la rue » et « je veux aller à l'école » devant la métropole du Grand Lyon (EELV), en présence de cinq ou six blanc·hes.

De même, la gauche s'auto-définit comme « le camp des travailleurs ». Je n'ai rien à ajouter aux nombreuses critiques sur l'androcentrisme d'une telle définition, mais que fait-on de personnes handicapées qui ne peuvent pas travailler (du moins pas sous un régime capitalisme) ? Que fait-on de la revendication du salaire à vie ?

Enfin, comme le rappelle l'article « Western Marxism, the Fetish for Defeat, and Christian Culture », la gauche occidentale est marquée par la religion chrétienne et par son fétichisme de la défaite. De même, la gauche chinoise est marquée par les écrits de Confucius, de nombreux États africains sont marqués par l'Islam, etc. La religion chrétienne, et cela se voit à travers l'héritage politique et littéraire de la « résistance » française, magnifie l'oppression, la persécution, et le martyr, plaçant la gauche occidentale dans une position de résistance. Il y a une sorte de blocage collectif sur l'idée suivante : nous devons, pour survivre, conquérir les structures de pouvoir. Les anarchistes sont nul·les pour monter des armées, et donc pour dépasser la relation dialectique entre travailleur·euses et entrepreneur·euses de manière insurrectionnelle, mais le modèle des coopératives représente une forme d'anarchisme (en anglais, « wither anarchy ») reposant sur les structures et donc sur la coercition capitalistes, via la socialisation légale des moyens de production par une entité privée, la coopérative. Ce dépassement dialectique semble passer par l'automatisation du travail et donc par les nouvelles technologies, dont l'internet, équivalent moderne et obsolescent de l'imprimerie. Le renversement violent du capitalisme semble à l'inverse passer par des États-nations modernes, des entités capables de revendiquer avec succès le monopole de la violence légitime sur leurs territoires, afin notamment de pouvoir contraindre les peuples à former des armées, et donc se faire dans leurs sangs, ce qui reste un sujet de polémique plus que de débat dans notre camp social. Les « intérêts supérieurs » du communisme justifient-ils de réaliser un génocide culturel punitif contre un mouvement séparatiste local, ou de réprimer un mouvement pro-démocratie contre des mesures sanitaires policières et autoritaires en levant ces dernières et en provoquant une hécatombe ? Ceux de la France justifient-ils plus les essais nucléaires de notre État dans le Pacifique, ou de piller les ressources naturelles du Niger, d'assécher ses zones de paturage et donc de tuer ses communautés pastorales locales, tandis que les recettes privées réalisées sont supérieures au PIB du pays ?

Un second ordre de problèmes réside dans la fragmentation de cette identification sociale à une stratégie, perçue à la fois comme une idéologie et comme une communauté hostile aux autres. Un sentiment d'isolement de certains groupes militants joue sans doute un rôle dans ce comportement politiquement nocif et menant donc à leur isolement. On arrive donc à une double fragmentation : premièrement à l'identification à une stratégie collective – maoïsme, anarchisme, trotskisme, etc. –, et donc un type de collectifs, ensuite à un ensemble cohérents de stratégies individuelles (électoralisme, syndicalisme, activisme autonome, etc.) subordonné à sa stratégie collective. La bonne pratique est au contraire de collaborer entre différents types de stratégie collectives (et donc de favoriser une collaboration entre des stratégies collectives plurielles) et individuelles (et donc de monter une coopérative un jour et de voter le lendemain). Dans le contexte actuel de montée globale du fascisme, en réaction à une montée de mouvements sociaux écologistes, de nombreux·ses électaires, notamment aux États-Unis, considèrent l'abstentionnisme comme une stratégie défaitiste, car il serait suicidaire de se priver, par dogmatisme, d'une stratégie donnée : la victoire contre Acta par exemple a été le résultat d'une action conjointe entre syndicalistes, organisations anti-évasion fiscale, citoyen·nes conscientisé·es, parlementaires, et artistes. Mais mieux vaut mettre un pays en position de résistance, au détriment des plus vulnérables, que compromettre sa pureté idéologique, pas vrai ?

L'usage des termes « gauche », « anarchisme », « maoïsme », « trotskisme », etc., pour désigner une posture dogmatique et dogmatiquement défaitiste contre certaines stratégies individuelles ou/et collectives, et donc éventuellement contre la collaboration entre des groupes militants et des groupes de militant·es, tel le cas pathologique de l'abstention pour une apparence adolescente de radicalité, laissant l'État français, institution au régime présidentiel et favorisant une concentration aberrante de pouvoir en quelques individus, et donc aisément corruptible, aux mains de la manipulation de masse bourgeoise – de BFMTV à Twitter, en passant par L'Express et Konbini –, ou autrement dit refuser, en tant qu'anarchiste, de passer un coup de mains à la Nupes (ou à toute organisation partisane majoritaire), est associé à un relativement grand privilège, ainsi qu'à un mélange d'ignorance et d'égoïsme (encouragé, cela va de soi, par les médias bourgeois).

C'est une raison importante, il me semble, pour critiquer l'usage dogmatique et universel du mot « gauche ». Je parle ainsi parfois de « progrès » (social ou économique). Le communisme libertaire représente à mes yeux le prochain grand progrès économique, et il est à portée de mains, pacifiquement et avec le soutien du Sénat. Je parle aussi, bien sûr, d'antifascisme, d'anti-autoritarisme, et de décroissance, de même que je regroupe l'ensemble des catégories « antiracisme », « antivalidisme », « antiagisme », « féminisme », « anticapitalisme », etc. sous le terme de « progrès social » (les logiciels libres étant un secteur nécessaire mais non suffisant de notre décroissance et l'écologie étant une lutte sociale). Parler de « gauche » reste bien sûr pertinent, mais avant tout pour désigner un groupe social auto-revendiqué – ce qui ne va pas sans problèmes – et en même temps son action politique.

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